Séjour

A l’occasion du stage, nous fûmes accueillies à l’aéroport par une équipe du musée, notre première destination fut le bâtiment de la chaussée Kiseleff. Nul besoin de traverser la ville pour joindre ces lieux situés tous les deux au nord à une vingtaine de kilomètres l’un de l’autre. L’arrivée à l’aéroport et le trajet sont des seuils pendant lesquels les sens se déploient naïvement dans un mélange de jubilation, de crainte, d’impatience d’en découvrir encore plus mais aussi de conscience que ces premières images qui défilent sous nos yeux à ce moment précis doivent être savourées. J’ai d’abord découvert la Roumanie à travers le musée, l’exposition « La Croix » et les personnages qui incarnaient ce projet.

L’univers paysan tel qu’il peut être appréhendé dans la démarche du musée, la beauté de l’exposition, ont constitué mes premiers contacts avec ce pays. Alors que j’ai découvert la ville de Bucarest de manière parcellaire et étalée tout au long de ce séjour, et de ceux qui suivront, la rencontre avec l’engagement des ethnologues du musée fut décisive pour la suite de mon parcours et des pages à venir, qui pourtant évoquent la ville de Bucarest.

Le stage devait être l’occasion pour les étudiants de sortir de l’Université et d’être confrontés à des univers dans lesquels l’ethnologie trouve sa place. Le Musée organisa une sortie de terrain. Une grande partie du stage fut consacrée à la préparation et au départ sur le terrain. Nous devions accompagner Speranta Radulescu, ethnomusicologue au musée, dans son travail de collecte et d’enregistrements de chants populaires. La région concernée par ce terrain, Ialomita, se situe dans la plaine du Danube et les enregistrements devaient porter sur des chants populaires, les « Colinde »17. Chants populaires de nature religieuse, ils avaient été interdits sous le régime communiste. Actuellement, les hommes tentent de rechercher dans leur mémoire ce patrimoine musical, et depuis quelques années, les chants de Noël sont de nouveau chantés dans les villages. En quatre jours, Speranta a effectué des enregistrements dans quatre villages : Luciu, Gheorghe Lazar, Alexeni, M. Kogalniceanu.

Il est aisé d’imaginer ce que représenta ce séjour pour des apprentis ethnologues. Tout d’abord, ce fameux mot de terrain, beaucoup entendu sur les bancs de l’université, montré comme la base de la discipline mais dont on n’a jamais qu’une idée théorique. Il est demandé aux étudiants de le pratiquer très tôt alors qu’ils se retrouvent seuls, avec pour uniques informations, celles qui sont enseignées, la pratique du terrain n’entrant pas dans le cadre d’un apprentissage universitaire. Et pourtant, les manuels sont loin lorsque l’on se retrouve dans une pièce de la salle des fêtes d’un village, une bouteille de Tuica18 sur la table, le magnétophone branché pour recueillir les chants des hommes.

A ce moment-là, nous, les étudiantes françaises, nous aurions aimé n’être pas plus grosses qu’une tête d’épingle ; voir mais ne pas être vues. Ce furent aussi les réelles premières expériences de la temporalité du terrain, les attentes, les longs trajets en voiture, les rendez-vous manqués.

La pratique de l’ethnologie est intiment liée aux conditions matérielles. En Roumanie, mais un peu partout en Europe centrale et orientale et au-delà, la situation économique rend l’effectuation d’un terrain compliquée. De la difficulté à joindre les interlocuteurs, aux provisions de nourriture et d’essence pour le voyage, une fois l’argent et la voiture trouvés, les préparatifs de départ sont laborieux et relèvent parfois de l’acharnement.

Un second voyage hors de Bucarest nous amena à Sfintu Gheorghe, l’un des trois principaux villages du delta du Danube sur les bords de la Mer Noire, à la frontière ukrainienne. Les paysages deltaïques, pour ce qu’il m’a été donné d’en voir, recèlent un petit quelque chose de magique qui tient en partie au fait qu’ils expriment le passage d’une histoire terrestre et fluviale à une histoire maritime avec tout le sentiment du lointain qu’elle comporte. Espace à découvert et espace de découverte de la ritualité orthodoxe lorsque nous avons été conviées aux funérailles de la voisine de nos logeurs. Conviées au banquet funéraire19, présentes dans le cortège allant de la maison à l’église puis au cimetière, le rituel du deuil se révéla être une initiation fortuite à la culture roumaine.

Si cet épanchement narratif peut paraître un peu naïf c’est parce qu’il reflète l’état d’esprit dans lequel je me trouvais à ces débuts. La naïveté fut encore une fois à l’origine de ma décision de poursuivre mon travail à Bucarest.

Notes
17.

Ce sont des chants de Noël interprétés par les hommes. Ils sont interprétés par trois groupes différents : le premier se tient à l’extérieur de la maison, le second dans la cour, et le troisième devant la porte. La formation ainsi constituée effectue le même chant auprès de toutes les maisons. Si celles-ci sont trop nombreuses pour un seul groupe, s’y ajoute un second qui prend en charge l’autre partie du village.

18.

Eau de vie roumaine à base de prunes.

19.

Lire à ce propos, Andreesco I., Bacou M., Mourir à l’ombre des Carpates. 1986. Payot, Paris.