A raison de quatre voyages dans l’année, la recherche sur la rivière me familiarisa avec le pays, son histoire et sa langue, mais surtout me fit découvrir la ville de Bucarest et son histoire. L’aménagement de la rivière lié à l’histoire récente de la ville, avait connu une transformation à l’occasion de la mise en oeuvre du programme de systématisation. De fil en aiguille, la proposition métaphorique du miroir de la ville se révéla opérante. Effectivement, la rivière donnait à voir l’ensemble des opérations de réaménagement de la zone sud de la ville dont elle constituait un élément réfléchissant. Son aménagement reflétait celui d’un ensemble plus vaste dont elle ne constituait que le traitement de l’eau dans la cadre d’une opération de reconstruction de grande ampleur incluant rénovation architecturale et urbanistique d’une partie de la capitale. Au fil de l’eau surgissait un ensemble organique fait de bâtiments, d’avenues, de places agencés en une structure urbaine singulièrement différente du reste de la ville, le nouveau centre administratif de la capitale que l’on nommait le Centre Civique (Centrul Civic). L’année passée sur les bords de la Dîmbovita semblait se conclure sur une constatation : la rivière nous conduisait à regarder de plus près ce nouveau Centre Civique. C’est donc naturellement que je m’engouffrais dans ce passage qui allait me mener d’un objet à un autre, de l’élément liquide à l’élément minéral qui dès lors allait faire l’objet d’une attention particulière. Ce passage allait me mener sur de nouvelles rives m’obligeant à quitter un univers bien connu, les fleuves et les rivières car « ‘puisqu’il est processus, tout passage est, successivement et à la fois, un avant et un après, un ici et un là-bas, séparation mais adhésion, perte mais gain, désidentification mais identification »25. Mais comme le passage est aussi « la condition nécessaire à tout progrès existentiel ’», je décidai de l’emprunter sans aucune autre forme d’avertissement.
Le « Centre Civique », « Centrul Civic » en roumain, est le nom donné à cette zone qui se situe dans la partie sud de la ville de Bucarest, sur la rive droite de la Dîmbovita. Comme son nom l’indique, cet espace a été conçu pour devenir le nouveau centre politico-administratif de la capitale roumaine, réunissant sur un même site les fonctions administratives et politiques de l’Etat (annexe n°1). Il se déploie sur 4 800 mètres de longueur et une largeur variable entre 800 et 1 700 mètres, le tout formant une superficie de 485 hectares suivant une orientation est-ouest. Il manifeste une opération architecturale et urbanistique de grande envergure qui débuta en 1984. En 1989, lors des événements de décembre qui ont entraîné la chute du régime et du couple Ceausescu, la construction du site, bien que très avancée, n’était pas encore totalement terminée.
En 1995, j’ai découvert son existence par le détour du travail sur l’aménagement de la Dîmbovita. Certes je me souviens que, lors de mon premier séjour en 1994, un historien du musée nous avait conduites très gentiment dans cette partie de la ville pour nous montrer « le monstre » comme l’appelle une majorité de Bucarestois. Or à cette époque, nous étions trop engagées dans la découverte de l’aventure du musée et les préparatifs de départ sur le terrain pour que je m’intéresse un tant soit peu à cet espace. Et, nos pérégrinations urbaines ne nous avaient pas menées jusqu’à lui, passant le plus clair de notre temps au musée, en centre ville ou en dehors de Bucarest. On pourrait nous reprocher notre absence de curiosité urbaine mais, à notre décharge, les pages qui vont suivre sont la démonstration que ce lieu est tout sauf un endroit de promenade. C’est d’ailleurs un peu contraint et forcé, et plus animé d’une conscience « touristique », que P.P. nous avait conduites un soir jusque là-bas.
De la Soudière M., « Le paradigme du passage » in Communication, Seuils, passages, n°70, 2000/Seuil, p.8.