L’aspect général du site et de la Maison du Peuple en particulier, contraste avec le reste de la ville : ‘« le matin par les fenêtre perchées de l’Intercontinental, on voit émerger de la brume la masse colossale, quelque chose qui tient tout à la fois du Potala, des palais proliférants de l’art brut, des Mille et Une nuits, des rêves utopiques de la science-fiction »’ 45. En dépit du chaos référentiel qu’il provoque, le langage architectural du nouvel ensemble est à première vue simple à décoder. Deux caractéristiques s’imposent dès le premier regard qu’on lui porte : l’homogénéité dans le traitement du style et la monumentalité de l’ensemble qui d’emblée prend le spectateur.
Tel que le stipule la publication du document du Concours International d’Urbanisme « Bucarest 2000 » : « ‘l’aspect général de la zone nouvellement créée, subordonnée à l’architecture hybride-classiciste de la Maison de la République, possède une unité sur toute l’aire, en matière de matériaux et de traitement architectural, d’un décorativisme plus prononcé pour ce qui est des bâtiments officiels et des immeubles d’habitation qui se trouvent dans leur proximité. Les aménagements extérieurs, fontaines, bassins décoratifs gardent le même caractère architectural que les nouveaux bâtiments de la zone ’»46. Et l’on remarque que la Maison du Peuple, élément central de cet ensemble, est l’édifice qui porte le plus clairement la référence architecturale du néoclassicisme.
N’étant pas moi-même issue d’une formation en architecture ou en histoire de l’art, je préfère donc m’appuyer sur des propos de personnes dont la réflexion ne peut faire qu’autorité dans ces domaines.
Le premier style évoqué à la vue du quartier est le postmodernisme. Pour un grand nombre de commentateurs, la filiation avec ce courant est en partie erronée. Augustin Ioan, théoricien de l’architecture roumaine, considère que le langage architectural du Centre Civique n’est qu’une perversion du postmodernisme parce que : « ‘les procédés de composition - les collages des éléments classiques/éclectiques cités ayant une fonction évocatrice - esthétique, simulacre, éloge de la façade urbaine sont sans conteste analogues à celles célébrées par l’architecture postmoderniste. Cependant, il manque les ingrédients essentiels : l’ironie, le double codage, les indications de code qui sont un clin d’oeil sur les concessions du kitch ayant pour but de flatter la culture populaire’ »47. L’ironie dont parle Augustin Ioan constitue l’un des fondements du discours architectural postmoderne. Il y accède en ayant recours à l’ornement, aux moulures décoratives, aux arches, aux colonnades, aux corniches. « ‘Pour la grande majorité des postmodernes, il ne faut surtout pas éliminer l’ornement, comme auraient procédé les fonctionnalistes, mais à l’inverse, le montrer, l’exacerber comme un élément abstrait, délivré de la gangue de son passé, en faire une figure visiblement exhumée et sans racines ’»48. Mais l’ornement est considéré ici comme une pièce centrale permettant justement « d’ironiser sur le statut d’un édifice contemporain » en détournant l’utilisation de copies de motifs historiques. La référence au passé est mis au service d’une opération d’autodérision du monument moderne dans la mesure où le style architectural du Centre Civique est un mélange éclectique incluant tout à la fois des éléments du postmodernisme, du néoclassicisme et du style roumano-classique.
Les commentaires d’Augustin Ioan sur le style sont à cet effet assez révélateurs : ‘« Le langage formel est aberrant : c’est un mélange d’éléments pris de l’architecture stalinienne de Iofan, Suskov et Gelfreisch, avec une hyper-décoration au centimètre carré dont les sources sont impossibles à décoder : élément d’ordre classique utilisé partiellement (et de manière incorrecte), décoration art-déco dans ses formes flamboyantes, contributions propres des architectes mélangées avec de soi-disant motifs de « spécificité nationale » (Enca Petrescu présentait l’insertion de quelques frises de Vacaresti dans la décoration de la Maison du Peuple comme un succès national), de l’art folklorique au style Brancoveanu. De manière générale, c’est un kitch radical, certainement le plus monstrueux du monde au regard de ses dimensions’ »49. M. Vasilescu - Professeur d’architecture à l’Université d’Architecture Ion Mincu, spécialiste de l’architecture moderne - définit ce langage comme « international-académique-néoclassique ». Il commente la référence au postmodernisme : ‘« le résultat d’une telle démarche, bien typique pour un régime totalitaire, ne fut pas l’insertion dans le monde contemporain grâce à l’utilisation de la « citation historique » comme pour le post-modernisme, mais la réalisation, à une échelle gigantesque et mégalomane, de simples copies de formes néo-classiques et réactionnaires par leur anachronisme et leur redondance’ »50. Quant à Fréderic Edelmann, qui voit dans le Centre Civique « ‘une architecture de l’illusion ou de la poudre aux yeux’ », la filiation néoclassique incarnée entre autre par Ricardo Bofill ne fait pas illusion « ‘débordant ainsi un postmodernisme confit dans l’ironie, la vague néo-classique, incarnée notamment par Ricardo Bofill, n’a guère eu de mal à s’imposer’ ».
Mais à Bucarest, le Centre Civique est, aux yeux de ces commentateurs, l’expression esthétique du kitsch qui n’a rien à voir avec des postulats postmodernistes. La filiation stylistique de l’ensemble relève d’un assemblage éclectique qui concourent à produire une image confuse et préjudiciable à la capitale : « ‘c’est pour ça que les résultats sont tragiques car du point de vue stylistique, tout ce que l’on peut voir surtout à Bucarest ne sont pas des oeuvres postmodernes donc inscrites dans le discours normal pour la civilisation postindustrielle mais ce sont des oeuvres éclectiques avec une fausse expression kitsch ’»51.
En dépit de l’homogénéité du traitement, cet aspect éclectique, ce kitsch architectural évoqué par certains commentateurs, donne l’impression qu’aucune façade n’est identique l’une à l’autre. Parfois même celle d’un seul immeuble propose des variantes dans les motifs décoratifs. En réalité, chaque immeuble d’habitation a été conçu avec trois registres de façade. Le premier est celui du rez-de-chaussée et de la mezzanine qui était généralement destiné aux commerces. Le second registre concerne les quatre étages d’appartements. Et enfin, le troisième, celui des duplex qui sont exprimés en façade avec un nouveau registre décoratif.
Edelmann.F., « L’architecture en barbarie ». Le Monde. Jeudi 15 février 1990.
Op.Cit p72.
Ioan A., « Bucuresti : proiectul neterminat » (Bucarest : projet inachevé). LA&I Litere, Arte, Idei. Supliment Cultural. Cotidianul, n°33 (262) Anul VI, 26 août 1996.
Perelman M., « Origines radicales et fins mélancoliques de l’architecture postmoderne », Prétentaine. Esthétique. N°6, Décembre 1996, p.159.
Ioan A., Architectura si puterea. AGERFILM S.R.L. Extrait du résumé en anglais (p99) traduit par mes soins.
Vasilescu.S « Sorts de la ville ». Présentation lors d’un séminaire international Classicisim nell’architectura degli anni trenta in Europa y America. Venise septembre 1991.
Vasilescu S. Ibid.