Un objet traumatique

Le terme de transition a du sens, quand bien même les actions qui lui sont attachées sont plus difficiles à mettre en oeuvre. Ici le temps joue de mauvais tours aux Roumains. L’après Ceausescu avait une valeur symbolique importante tant ils se sentaient libres d’espérer. L’histoire du Centre Civique, symbole architectural intiment lié à cette ère maintenant révolue, devait elle aussi suivre le mouvement général de transition. Pas évident alors de se remémorer les dernières années, celles de l’édification du nouveau quartier. Pas évident et surtout peu intéressant, ces pires années alors que l’histoire a changé de direction.

Dès lors et pour toutes ces raisons, le choix du Centre Civique comme objet susceptible du regard ethnologique apparaissait comme un choix étrange. En premier lieu, celui du choix d’une discipline qui par tradition intellectuelle n’a jamais investi le milieu urbain et qui, lorsqu’elle s’y est aventurée, à transposer le cadre théorique élaboré en milieu rural par l’étude de la continuation ou de la transposition du mode de vie rural en milieu urbain. Or l’étude d’un lieu sui generis relevait presque d’une hérésie intellectuelle puisqu’il ne s’agissait pas ici de reproduire en ville les schémas d’analyse éprouvés en milieu rural c’est-à-dire procéder à une étude des formes d’une communauté, d’un groupe ou d’une institution, mais de s’intéresser à l’histoire de l’émergence du lieu et au sens de ce lieu dans l’espace urbain. Dans cette perspective, le Centre Civique est l’objet par excellence d’un détournement disciplinaire. Depuis, il a fait l’objet (à ma connaissance) de plusieurs études en Sciences Sociales de la part de chercheurs français, italiens, brésiliens et roumains59.

Mais finalement, plus que de constituer une hérésie intellectuelle, le choix du Centre Civique intriguait en raison de la charge émotionnelle dont il était porteur. Essence même de la mégalomanie, objet témoin d’une époque maudite, l’évoquer ne menait qu’à provoquer un sentiment de refus, de dégoût, de haine de l’objet. L’intérêt qu’on pouvait lui manifester fut ressenti, à juste titre, comme une provocation à l’égard de la souffrance endurée ces dernières années et de la transition qui venait de s’opérer.

Notes
59.

Altahbe G., « La ville, miroir de l’Etat : Bucarest », entretien in Le journal des Anthropologues, L’imaginaire de la ville, Automne 1995, 61-62, Association Française des Anthropologues.

Florescu Ileana, « Casa Republicii », juin 1996 (cet article m’a été donné par un professeur de l’école d’architecture de Bucarest, je ne sais pas s’il a fait l’objet d’une publication ou d’un colloque).

Maria de Betania Cavalcanti, « Totalitarian states and their influence on city-form : the case of Bucharest » in Journal of Architectural and Planning Research, volume 9, number 4, winter 1992.

Teodorescu I., « Noul centru civic - spatiu al confluentei intre imaginarul politic si cel social », mémoire de fin d’étude, sous la direction de Vintila Mihailescu, 1998.