Comme on vient de le voir, le pouvoir, quel qu’il soit, entretient une relation particulière avec le phénomène architectural, relation dans laquelle d’ailleurs nous incluons comme une complémentarité la question urbanistique. L’architecture et le pouvoir se rencontrent régulièrement, si l’un est l’idée, le projet et l’autre sa forme, son media minéral, alors qu’en est-il de cette relation lorsque nous approfondissons la nature du pouvoir, lorsque nous nous penchons sur ce qui fait sa singularité ? Y aurait-il une architecture spécifique à une certaine forme de pouvoir ? Peut-on établir un lien entre l’exécution du pouvoir - idée - et sa manifestation architecturale - forme ? Si tel est le cas, quelles seraient les singularités architecturales d’un régime totalitaire ?
Pour en revenir à la question fondamentale déjà soulevée à la lecture du texte de Jacques Dewitte concernant le lien à établir entre architecture et pouvoir, entre une approche purement instrumentale de l’architecture - qui alors doit être dissociée de la nature d’un régime politique - et une approche qui voit dans l’architecture l’enveloppe d’un projet politique, référons nous à Miguel Abensour81 qui propose d’explorer de nouveau cette question de la « ‘relation entre certaines formes d’architecture et les expériences totalitaires de notre siècle’ »82. Pour ce faire, il s’appuie sur le concept de « conjonction » qui lui permet de s’opposer aux discours qui opèrent une « ‘disjonction entre ces deux ordres de phénomènes’ ». En amont, il énonce une hypothèse de travail : ‘« la domination totalitaire a-t-elle donnée naissance à une logique architecturale spécifique. Existe-t-il une ou des formes architecturales propres aux expériences totalitaires, ou bien - contre hypothèse - les productions architecturales des expériences totalitaires sont-elles détachables et donc indépendantes des ensembles politico- idéologiques dans lesquels elles sont apparues’ ? »83. Quels seraient les opérateurs d’élucidation de cette relation entre architecture et régime totalitaire.
Selon Miguel Abensour, celui du style architectural n’est pas valide dans la mesure où « ‘il faut accepter de penser cette chose troublante, à savoir qu’il n’existe pas de relation univoque entre les régimes totalitaires et un style architectural donné, puisqu’il apparaît qu’un régime totalitaire peut aussi bien s’approprier un style néo-classique qu’un style moderniste ou futuriste ou bien pratiquer la coexistence éclectique de plusieurs styles ’»84. Pour l’auteur, puisque la question du style est mal posée et non opérante, il s’agit plutôt d’effectuer un déplacement du questionnement qui ira du style vers la place de l’architecture dans les régimes totalitaires. Régimes dans lesquels on se demandera si elle peut être un élément essentiel du processus de domination ou bien un simple instrument d’ornementation. Miguel Abensour nous invite donc à nous interroger sur le rôle de l’architecture dans de tels régimes.
Un premier élément de réponse est donné par Sorin Vasilescu : « ‘dans le monde systémique totalitaire, l’art et spécialement l’architecture ont comme principale fonction la transformation d’une aride et sèche matière première qui est l’idéologie dans un répertoire structuré d’images génératrices de mythes destinées à la société, société qui doit être comprise comme entité de noyaux abstraits mais formés d’atomes encore plus abstraits : les hommes’ »85. La direction prise par la pensée de Sorin Vasilescu est celle de l’architecture comme un des modes essentiels du processus de domination.
Si le style architectural ne peut constituer une approche pertinente de la relation entre architecture et régime totalitaire, pour Miguel Abensour, la nature de la relation se situe dans la manière d’appréhender l’espace : ‘« comme tout régime politique, le totalitarisme tend à instituer une expérience singulière de l’espace en rapport avec une figuration propre du lieu de pouvoir »86. Il s’agit de retenir « comme première indication que s’il existe un signe de l’emprise totalitaire, cela a à voir nécessairement avec l’espace, avec l’institution de l’espace ’»87. Bien loin de n’être qu’une enveloppe décorative d’une idée politique, la manipulation de certaines formes engendrerait un nouveau rapport à l’espace et notamment à l’espace public au sens politique du terme c’est-à-dire « ‘d’une sphère entre égaux , entre citoyens liés par une égalité de principe où chacun peut prêter attention et écoute chacun - et d’un espace agonistique au sein duquel peut se nouer le lien paradoxal de la division’ »88. Selon l’auteur, c’est en focalisant l’analyse sur la nature du lien social que l’architecture instaure, que l’on peut comprendre le rôle que les régimes totalitaires ont donné à
l’architecture. ‘« L’architecture apparaît donc comme un moment et un dispositif fondamental de l’organisation des masses par l’institution d’un espace sacré, magique structuré d’une manière spécifique et donc comme une pièce constitutive de cette forme de régime’ »89. L’une des fonctions du dispositif architectural déployé dans le cadre des régimes totalitaires est en lien étroit avec l’idée politique de la communauté.
Abensour M., De la compacité. Architectures et régimes totalitaires. Sens & Tonka, 1997.
Ibid, p. 11
Ibid, p. 7.
Ibid, p. 25.
Vasilescu S., « L’architecture totalitaire » in Simetria. Caiete de arta si arhitectura totalitarism. Primavara MCMXCV. Bucarest, 1995, p. 15
Miguel Abensour, Op.Cit, p. 50.
Ibid, p. 30.
H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, 1995, p. 62.
Miguel Abensour, Op.Cit, p. 36