Le travail de la masse

La question de la communauté est essentielle dans la compréhension de la nature d’un pouvoir. L’être ensemble ou l’être en commun constituent la base à partir de laquelle s’édifie une société. Quelle est la nature de cette communauté dans le cas des régimes totalitaires ? Sorin Vasilescu définit le totalitarisme à partir d’une approche des relations instaurées au sein des régimes totalitaires : « ‘le totalitarisme peut encore être défini comme une mutation à la limite du pathologique, une mutation survenue au niveau de la relation réciproque bi-univoque entre l’état et le pouvoir et qui conduit à l’élimination de la notion d’individu et le remplacement de cette notion par la notion de masse »’ 90. La constitution de la masse est ce qui va permettre à l’Etat d’asseoir toute la force de son pouvoir, celui-ci ne pouvant exister sous cette forme qu’en effaçant toute individualité, l’Etat devient le gestionnaire de la masse. ‘« Les masses sont mobilisées d’une façon plébiscitaire autour de la forme sublimée de l’état qui est le parti, lui-même sublimé à son tour sous la forme du chef » En fait le projet totalitaire consiste à faire de la relation au pouvoir le creuset du social. C’est dans la relation au pouvoir que se crée la base dans laquelle doivent se constituer les différentes hiérarchies et les identités individuelles collectives’ »91 L’individualité ainsi supprimée permet à l’Etat de contrôler la masse qu’il a lui-même façonnée. « Façonné » semble être le terme approprié qui exprime au mieux la nature du lien qui s’instaure entre les dirigeants et les individus. Les hommes, « ces hommes nouveaux » sont pensés comme un matériau, qui entre leurs mains, est susceptible d’être façonné jusqu’à devenir une masse uniforme.

‘« A l’inverse, Mussolini, bientôt suivi en cela par Hilter, se plaisait à souligner la passion violente que lui inspirait la masse comme matériau (...). Mais encore fallait-il que cette masse devint pour lui un objet, qu’il lui fît face et non qu’il en restât lui-même « un morceau », toujours menacé d’écrasement. C’est pourquoi tel un artiste qui, s’étant identifié à son objet, doit s’en détacher pour le maîtriser et faire oeuvre, il lui fallait vaincre son sentiment d’appartenance à la masse pour que la masse put lui appartenir’ »92. La transformation de l’individualité en masse donne lieu à l’anéantissement de toute forme d’expression, voire d’oppression, autre que celles que le pouvoir a lui-même autorisées : ‘« l’individu multiplié de façon arithmétique en masse refuse totalement quelques formes différentes de l’existence matérielle et spirituelle sauf les formes fixées et institutionnalisées par le régime, par la politisation de tous les aspects de l’existence sociale et spirituelle ; les masses deviennent des atomes qui ont un noyau formé par la triade : parti, état, chef’ »93. Si l’on considère avec Jacques Dewitte que l’architecture est une « ‘auto-représentation identificatoire d’une communauté historique donnée ’», alors on comprend mieux dès lors le rôle de l’architecture. Elle est à cet effet mobilisée en vue d’accueillir, voire de constituer la masse. ‘« L’architecture apparaît donc comme un moment et comme un dispositif fondamental de l’organisation des masses par l’institution d’un espace sacré, magique structuré d’une manière spécifique et donc comme une pièce constitutive de cette forme de régime’ »94.

L’enveloppe architecturale remplit une fonction d’importance qui dépasse de loin la seule fonction décorative : instituer un espace qui rende possible la constitution de la masse.

Si l’architecte dans ces cas de figure acquiert une place essentielle au sein de l’appareil d’Etat c’est parce que sa discipline prend tout son sens dans sa relation au pouvoir et qu’elle sert les dessins du pouvoir dans la mesure où  : « ‘l’architecture y sert à impressionner les masses et à masquer l’arbitraire du pouvoir, y jouer un rôle d’instrument de domination et de manipulation’ »95.

Notes
90.

Vasilescu S., in Op.Cit, p. 14.

91.

Extrait de l’intervention de Gérard Althabe « The « People house » as a place of memory » à l’occasion du colloque « Another Europe : Bucharest » organisé par le New Europe College, le 23 et 24 juin 1995, Bucarest.

92.

Michaud E., « Un art de l’eternité. L’image et le temps du national socialisme ». Gallimard, p. 18.

93.

Vasilescu S. in Op.Cit, p. 15.

94.

Abensour M., Op.cit, p. 36.

95.

Dewitte J.,. in Op.Cit, p. 13.