Le monument : qualité mnémotechnique

Dans ce panorama étymologique et lexicologique, le terme de monument fait référence à un dispositif mnémotechnique, le monument comme objet érigé d’une représentation mentale, celle du souvenir, de la mémoire et reprenant un propos de Régis Debray104 ‘« qui fait des trépassés, dans les cimetières, des très-présents’ »105. Du monument, l’Encyclopédie en donne cette définition : ‘« on appelle monument, tout ouvrage d’architecture et de sculpture fait pour conserver la mémoire des homme illustres ou des grands événements, comme un mausolée, une pyramide, un arc de triomphe et autres semblables ’». La qualité mémorielle du monument est encore plus présente dans la définition donnée par Alois Riegl : « ‘par monument, au sens le plus ancien et véritablement originel du terme, on entend une oeuvre créée de la main de l’homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée (ou des combinaisons de l’une ou de l’autre) ’»106. Alois Riegl opère une distinction parmi trois classes de monuments. La première catégorie est celle qui renferme les monuments intentionnels c’est-à-dire les oeuvres destinées, par la volonté de leur créateur, à commémorer un moment précis ou un événement complexe du passé. La deuxième catégorie contient les monuments historiques ceux, plus nombreux qui renvoient encore à un moment particulier, mais dont le choix est déterminé par nos préférences subjectives. Enfin la troisième catégorie est celle des monuments anciens qui sont toutes les créations de l’homme, indépendamment de leur signification ou de leur destination originelle, pourvu qu’elles témoignent à l’évidence avoir subi l’épreuve du temps.

Dans une perspective mémorielle et selon cette distinction, ces trois catégories de monuments donnent lieu à une distinction du point de vue de l’acte de remémoration. Celui qui s’effectue au travers de la valeur d’ancienneté du monument qui « ‘se manifeste au premier regard par son aspect non moderne. Cette apparence ne tient pas seulement au style non moderne, qu’il serait tout à fait possible d’imiter, mais dont la connaissance et l’appréciation seraient réservées au cercle relativement restreint des historiens de l’art, alors que la valeur d’ancienneté prétend agir sur les masses’ ». Pour ce qui est des monuments historiques, ce qui fait l’acte de remémoration est « ‘son état initial en tant qu’oeuvre humaine’ ». Enfin la valeur de remémoration intentionnelle est liée au principe d’édification du monument qui est celui le l’éternel immortalité de celui-ci : « ‘la valeur de remémoration intentionnelle ne revendique rien de moins pour le monument que l’immortalité, l’éternel présent, la pérennité de l’état originel ’».

En partant de la dimension mémorielle du monument, Régis Debray opère une distinction entre trois concepts : le monument trace, le monument forme et le monument message107.

La valeur du monument message n’est pas artistique mais mémorielle comme ‘« une lettre sous enveloppe dûment adressée par une époque à la suivante ’». Il se rapporte plutôt à la définition du dictionnaire de l’Académie française (1814) : « ‘marque publique destinée à transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre ou de quelques actions célèbres’ ».

La valeur du monument forme ne tient à rien d’autre qu’à lui-même de par l’esthétisme et l’harmonie dont il est porteur. Il peut correspondre à ce que Le Corbusier désignait sous le substantif de « monumental » : ‘« nous nommons monumental ce qui contient des formes pures assemblées suivant une loi harmonieuse ’»108. Il existe en lui-même et par lui-même car ‘« c’est un édifice silencieux qui n’a pas été conçu pour véhiculer un message moral ni perpétuer un souvenir quelconque’ » nous dit Régis Debray.

Le monument trace est un monument du quotidien dont la valeur réside dans le fait qu’il exprime une « tranche de vie ».

François Dagognet109, constatant l’émergence de la monumentalité après une période où « ‘l’art s’est longtemps enfermé dans la minimalité’ », propose d’interroger le monument et la monumentalité en procédant à l’interrogation entre la forme et l’idée pour répondre à la question : qu’est ce qu’un monument ? Le monument est au coeur même de la relation entre signifiant et signifié dans la mesure où ‘« le monument est ce qui objective l’idée et le rend immédiatement sensible’ ».

Le monument comme harmonie entre un édifice et le propos qui le sous-tend. Dès lors que l’harmonie est cassée par une abondance de pierre, que la matérialité l’emporte au profit du message apparaît la monumentalité et disparaît le monument : ‘« dès que la pierre ou le bois ou les complications constructives l’emportent, nous commençons à perdre la notion de monument ’»110. Le monument disparaît pour laisser la place au monumental considéré comme une surabondance de matériau « ‘de telle manière que l’idée risque d’être voilée, éclipsée, en tout cas en souffrir ’»111. Y aurait-il des règles de la monumentalité ou de l’abus monumental ou à l’inverse des écueils à éviter pour rester en-deçà de la monumentalité ?

L’auteur de « l’idéologie monumentale » pose trois principes comme permettant de respecter la règle de l’hylèmorphie telle que certains théoriciens de la morphologie constructive (Ledoux, Boullée, Durand) ont pu en fournir une réponse. Le premier principe est celui d’un traitement identique des dimensions horizontales et verticales, une harmonie du volume créé lorsque la hauteur d’un édifice ne dépasse pas sa base. Si tel n’était pas le cas, alors l’effet rendu serait celui de la monstration d’un effet de pouvoir par une hauteur trop importante. « ‘l’élévation excessive trahit, selon eux, la seule puissance, le pouvoir, de même d’ailleurs que le décoratif et l’ostentatoire’ »112. Le second principe postule un traitement égal du dedans et du dehors traduisant en cela une cohérence du geste architectural, car ‘« l’architecture parlante, celle qui est transmissible, ne veut ni la gesticulation ni s’imposer en tant que telle »’ 113. Enfin, le troisième principe, qui est selon François Dagognet révélateur d’un abus monumental, réside dans la prolifération du même style qui dans ce cas, écrase en imposant de l’identique répété : « ‘une fois de plus, la matérialité se reconnaît trop et s’impose, elle écrase, puisqu’elle c’est toujours le même qui revient’ »114. Considérant un édifice comme la reconstitution métaphorique du corps social, né de l’harmonie entre l’idée et la forme, les excès, les répétitions, les abus décoratifs de la forme participent à la destruction du monument comme objet de partage.

Notes
104.

Debray R., « Le monument ou la transmission comme tragédie ». Op.Cit, p. 11.

105.

Ibid, p. 10.

106.

Riegl A., Le culte moderne des monuments. Son essence et sa genèse. Seuil, Paris, 1984.

107.

Debray R., op.cit. p. 15.

108.

Le Corbusier, Une maison - un palais. 1928. Cité par Debray R. in Op.Cit, p. 16.

109.

Dagognet F., « L’idéologie monumentale » in L’abus monumental ? Actes des Entretiens du Patrimoine, Fayard, 1999, pp. 35-44.

110.

Ibid. p. 40.

111.

Ibid. p. 40.

112.

Ibid. p. 41.

113.

Ibid. p. 41.

114.

Ibid. p. 41.