Le centre civique, un objet analyseur

Pour reprendre un terme déjà employé par la Maison du Rhône, « le fleuve analyseur », dont l’approche consiste à considérer le fleuve non pas uniquement du point de vue de ses dimensions sociales et culturelles, mais comme un objet à partir duquel il est possible d’analyser les dynamiques d’une société, la transposition ici consiste à considérer le Centre Civique comme un objet analyseur de cette société roumaine entre 1984 et 1989.

Il nous permettra de jeter notre regard sur deux réalités.

J’évoquerai dans un premier temps la réalité politique qui a prévalu à la construction du Centre Civique.

En effet, le propos consiste à utiliser le nouveau Centre Civique comme un espace analyseur de l’imaginaire politique du régime dirigé par Nicolae Ceausescu. L’exemple de Bucarest est intéressant dans la mesure où le projet idéologique de l’Etat roumain s’est notamment exprimé à travers le réaménagement d’une partie de la ville. La recherche consistera dans un premier temps à partir d’un objet architectural et urbanistique pour établir une relation entre forme et pouvoir.

L’objectif est d’analyser la manière dont le pouvoir traduit esthétiquement son idéologie. La construction d’une partie de Bucarest n’est pas en soi remarquable, mais ce qui nous intéresse dans ce travail c’est la nouvelle phrase architecturale qui est proposée ou imposée par le pouvoir. L’analyse des objets architecturaux nous permet de comprendre l’essence du projet politique et en ce sens nous considérons le centre civique comme un manifeste. La dramaturgie politique telle qu’elle peut s’exprimer dans l’architecture traduit , et cela de manière non équivoque en ce qui concerne le Centre Civique, une représentation du monde.

De nombreuses analyses évoquent la relation de l’objet architectural et du pouvoir totalitaire. En revanche, il existe peu de témoignages sur la manière dont sont vécus au quotidien ces lieux par les habitants. Nous tenterons de comprendre leur rapport à cet espace et à l’imaginaire politique qu’ils côtoient tous les jours du fait de son extrême visibilité (monumentalité, centralité), mais aussi du poids et de la prégnance de leur propre histoire, qui est liées à celle de l’émergence du Centre Civique (disparition de la maison familiale, relogement en périphérie, quartier interdit).

La démarche adoptée consiste à s’interroger sur le sens du surgissement d’une monumentalité dans l’espace urbain. Je me suis demandée ce que pouvait signifier les significations de cette monumentalité mais aussi ce que cette monumentalité pouvait engendrer d’un point de vue urbain ? Or, pour dépasser le seul constat de l’existence du gigantesque dans la ville de Bucarest, j’ai choisit de porter la recherche sur la monumentalité en train de se construire, la monumentalité en chantier ou le chantier d’un monument. L’une des manières d’aborder cette question et finalement mon souci principal fut de porter toute mon attentions aux quotidiens d’une ville dont un cinquième de la surface est un vaste chantier. Le monument en cours de construction implique un certain nombres d’acteurs. J’en ai choisit deux : la catégorie des constructeurs et celle des habitants des quartiers concernés par le chantier. Mais au-delà de cette attention portée au quotidien de la construction, mon choix de ces deux catégories renvoie à un désir de mettre en parallèle puis de confronter deux aspects du phénomène que représente la construction d’un monument. En effet, la démarche choisie permet d’englober dans un même regard le projet et sa réalisation à travers l’angle des récits des constructeurs avec le point de vue des citadins, considérant que le « monument » se situe au coeur de cette tension ou confrontation des quotidiens.

Le cas du Centre Civique est particulièrement intéressant puisque de facture assez récente, il est l’occasion d’éprouver avec les réalités du terrain les questions théoriques qui viennent d’être soulevées. C’est bien à partir des quotidiens de la construction que j’ai décidé d’orienter ma recherche. Par conséquent, elle se ne se limitera qu’à la période 1984-1989, période effective de construction du Centre Civique. Le début de l’année 1990 ne signifie pourtant pas l’arrêt définitif du projet mais les nouvelles orientations prises par le pays ont des incidences directes sur le chantier. Après un temps de latences dû à la mise en place de la transition pendant lequel les construction sont en grandes parties gelées, le Centre Civique fera l’objet d’une nouvelle orientation du projet. Si son histoire ne s’arrête pas avec les événements de décembre 1989, pour autant la redéfinition des enjeux qu’il porte en font un objet tout à fait différent. Or c’est bien la genèse du projet et sa mise en oeuvre qui mobilise toute mon attention depuis quelques années, c’est donc sur la première partie de son histoire que je vais concentrer mon attention. Pour autant, je reste consciente du fait, inévitable, qu’une détermination temporelle est partie problématique car par essence limitée dans le temps, cette position méthodologique ne prend pas en compte cette période de transition. Or, je considère que l’étude de la période qui correspond à la genèse du projet constitue un préalable à la redéfinition des enjeux, un moyen d’opérer une rupture avec les intentions initiales. Pour autant je n’oublie pas que le projet du Centre Civique est engagé sur une nouvelle voix mais, n’interroge t-on pas ce que l’on connaît le mieux ?

Ceci étant dit et pour conclure cette partie, l’ethnographie du monument représente une connaissance supplémentaire qui ne veut pas se substituer aux autres formes de savoirs que sont l’histoire de l’architecture, l’histoire de l’art, l’esthétique, voire dans notre propos l’aménagement du territoire, mais au contraire un discours dont la singularité permet d’apporter un sens complémentaire au voisinage des autres spécialités.

L’anthropologie en tant que connaissance de l’homme dans sa totalité signifie pour le chercheur qu’il s’immerge dans la société qu’il interroge. Une fois sur le terrain, le cadre théorique élaboré dans l’intimité d’une réflexion laisse le pas à l’ethnographie, cette activité du quotidien qui consiste à s’intéresser à toutes les composantes qui fondent la société. Le travail d’observation, qui est le propre de notre discipline, se décline en de multiples formes et investit l’intégralité du temps de la recherche. Le cadre théorique, dans certains cas préalable au départ, doit une fois sur place s’ancrer dans les moindre battements qui animent la société. La démarche de terrain repose sur une regard posé sur un ensemble d’aspects aussi divers les uns que les autres. L’intérêt et la spécificité d’un tel regard réside dans l’articulation de l’ensemble des composantes. Parmi celle-ci, l’histoire représente une des modalités d’approche du phénomène étudié. Le recoures à des données historiques permet tout à la fois de situer le questionnement dans une temporalité qui dépasse le quotidien d’une observation de terrain tout en facilitant cette rupture nécessaire à la compréhension d’un objet. Le cadre théorique s’élabore dans un mouvement réflexive décontextualisé et isolé, ignorant certaines contingences. Les données historiques permettent de revenir au coeur d’un contexte particulier. En l’occurrence, Bucarest et son histoire ainsi que le projet de systématisation du territoire roumain constituent les assises historiques du projet du Centre Civique.