Quelques auteurs sur Bucarest

Au premier regard, Bucarest n’est pas une capitale qui surprend le touriste par sa beauté. Et pourtant, déjà Paul Morand165, biographe des capitales, lui consacrait un livre, en 1935 après New-York et Londres. Mais d’ailleurs, entre les deux guerres, période pourtant faste pour la capitale, l’auteur ne célébrait pas son enthousiasme pour cette ville. Ce passage reflète ses sentiments à son égard : « ‘est-ce une jolie ville, une jolie fille ? Nullement, les traits du voyageur novice se contractent de désillusion, au sortir de la gare. Est-ce une très antique cité. Encore moins ; le roi de France et ses douze pairs logeaient déjà au « Châtelet du Louvre » que le légendaire paysan Bucur commençait à peine à pétrir les murs de sa chaumière. Bucarest est-il un de ces noeuds vitaux internationaux où se jouent les destins des empires ? Non, car il tourne le dos aux Hongrois et par conséquent à l’Europe occidentale, met le Danube entre lui et les Bulgares, donc se coupe de l’Europe méridionale et oppose aux moscovites un glacis de plaines qui n’arrêtent ni le vent ni les hommes et sont un véritable couloir à invasion. Bucarest jouit-il au moins, comme à Vienne ou Istanbul, de privilèges géographiques qui l’imposeront à l’histoire. Même pas ; ses princes ont essayé trois autres résidences avant de s’y fixer ; il aurait pu, il aurait dû naître ailleurs. Bucarest est-il une de ces capitales qui résument ou expriment tout un peuple ? Les Roumains vous diront que Bucarest n’est pas la Roumanie, qu’il en est même souvent le contraire’ ». Cinquante cinq ans plus tard, la première phrase de Claude Karnoouh dans un passage qu’il consacre à Bucarest est dénuée d’ambiguité : « ‘y a-t-il en Europe une capitale moins attrayante au premier coup d’oeil que Bucarest ?’ »166. De nos jours, on éprouve des sentiments analogues, voire renforcés, au premier regard : la circulation occasionne une pollution importante et les façades attristées des immeubles n’enjoignent pas le visiteur à la flânerie. Et pourtant, Bucarest, qui n’est visiblement pas faite pour les touristes fainéants ou pressés, les adeptes des visites éclaires et efficaces, se laisse découvrir peu à peu. Il faut s’astreindre à la flânerie et Bucarest se dévoile lentement, ceci est l’un de ses nombreux paradoxes. « ‘S’y promener ne suffit pas à connaître Bucarest ; d’emblée il faut combattre cette première vision qui n’engage guère à surmonter l’ennui profond qui vous étreint après quelques jours d’une résidence luxueuse pour un modeste chercheur et apparemment vaine pour un esprit fébrile’ »167. Il faut surtout être prêt à découvrir ce qu’elle ne nous donne pas à voir du premier coup d’oeil : ‘« l’étrangeté surgit d’une ambiguïté permanente entre ce qui se montre et ce que l’on aperçoit si l’on aiguise son regard’ »168. La juxtaposition des périodes historiques dans l’allure architecturale de la ville conduit souvent à une confrontation des espaces à l’origine, me semble t-il, de cette ambiguïté. Ambiguïté d’une capitale, qui au détour d’une grande avenue, laisse apparaître des îlots d’un tout autre style : ‘« ainsi, au printemps et en été, les vignes vierges et les fleurs grimpantes qui recouvrent nombre d’immeubles, de villas, de simples maisons, de balcons offrent l’image d’une ville verdoyante, plaisante et reposante à l’oeil »169.’ Elle est à la fois exaspérante et ennuyeuse lorsque l’on reste sur les grandes artères et magiques lorsqu’au détour d’une rue ou d’une cour, derrière un groupe d’immeuble, on se trouve dans l’enceinte d’une église envahie par le calme, ou lorsque interpellé par un bruit de vrombissement, on s’aventure dans une cour dans laquelle on suffoque par la chaleur provoquée par les énormes fours d’une verrerie où les souffleurs de verre façonnent le liquide en fusion sous les yeux habitués des passants. Ce lieu insolite se situe en plein coeur du quartier de Lipscani à propos duquel Paul Morand écrit : « ‘c’est en explorant ce quartier que j’ai vraiment compris New-York et son bas Brodway, Londres et son Commercial Road. Si l’on cherche les sources de Down Town et de l’East End, on les trouvera dans ces districts commerçants de l’Europe orientale dont la strada Lipscani, la rue des marchands de Leipzig, nous offre le type’ »170. Rue du commerce par définition lorsque les marchands rapportaient une multitude de produits de Leipzig, le quartier reste toujours très animé bien que les marchandises n’aient pas la même provenance. On trouve de tout à Lipscan, tant des produits d’importation orientale et occidentale que des produits roumains.

Au son d’un magnétophone qui déverse une musique, plus appropriée à l’ambiance des boites de nuit, on peut essayer un jean en pleine rue ou s’arrêter quelques instants pour manger des mititei, boulettes de viande cuites au barbecue que l’on trouve à n’importe quel coin de rue ou de marché. La musique est omniprésente dans la ville, les bus, les cafés, les voitures la crache à tue-tête.

« ‘Plus surprenante encore, la ressouvenance villageoise survenant au détour de ces cours-jardins dans la présence incongrue d’une porcherie, d’un poulailler, d’un four à cuire le pain et à fumer saucisses et jambons qui se montre sans ostentation à quelques centaines de mètres de l’ancien Palais Royal, non loin de la lourde et imposante bâtisse abritant le siège du comité central du parti communiste, près des ambassades, parfois dans les jardins des instituts de recherche ’»171. Le climat continental de la Roumanie provoque des hivers extrêmement rigoureux et des étés effroyablement chaud, et l’absence d’intersaisons ne permet pas de s’acclimater aux changements de température.

La chaleur, à peine supportable, provoquée par les fours de la verrerie, est le lot commun de chaque Bucarestois lorsqu’en été le thermomètre frôle les 40°C. Mais la ville construite sur un sol marécageux recèle un grand nombre de lacs vers lesquels les citadins migrent les soirées et les dimanches d’été. Il suffit encore une fois de s’éloigner de la grisaille et de la pollution du centre de la ville, prendre un bus et un métro et se retrouver en quelques minutes dans un grand parc, au bord de l’eau. Le plus important aux yeux des Bucarestois est le lac Herastrau qui se trouve au nord de la ville et qui représente l’un des maillons d’une chaîne de lacs qui enserrent la ville dans sa partie septentrionale.

D’un point de vue architectural, la tristesse du béton et l’homogénéité des grands ensembles d’immeubles s’impose instantanément. De-ci de-là, quelques belles et imposantes bâtisses s’interposent pour redonner du rythme à ces ensembles monocordes. ‘« La ville n’est qu’un patchwork architectural où chaque pièce paraît distribuée au gré de l’individualisme de son commanditaire, comme si chacun avait souhaité y imprimer le sceau d’une généalogie historique, sociale et culturelle qu’il se serait choisie à sa guise’ »172. Il faut pourtant être attentif pour voir au-delà de l’homogénéité architecturale pour découvrir la structure initiale de la ville et ce qu’elle a pu produire en terme d’aménagement de l’espace : « ‘il m’a fallu prolonger mes marches en cercles concentriques pour découvrir, près du centre, parmi les rues transversales et les venelles qui les relient, le vieil ordre des jardins floraux auquel s’était substitué un fouillis inextricable de buissons entrecoupés de potagers. Lorsque la végétation estivale étend sa poussée chthonienne, c’est à peine si l’on y devine l’allée qui mène de la rue au seuil de la maison enfouie tout au fond comme pour y disparaître sous les grappes multicolores de glycines, de bougainvilliers, des roses grimpantes et des liserons. Je connais ainsi, tout près du centre ville, des rues où je me suis cru déjà à la campagne alors que j’étais parti pour la rencontrer dans les vallées carpathiques septentrionales. Une fois abandonnée toute velléité touristique, la promenade devient voyage’ »173. Il faut se soustraire à la première impression que nous laisse la découverte de la ville, tant ‘:« il n’est guère aisé de décrire cette ville brouillonne, enchevêtrée, doublement défaite, d’abord par l’inexorable travail de la modernité qui fondit sur elle comme un ouragan, ensuite par la volonté missionnaire maladroite d’un socialisme qui a toujours cherché à dissimuler, travestir, voire annihiler les témoignages du passé qui ne convenaient guère à son dogme fluctuant de l’histoire nationale. Une fois repérées les strates de styles déposées au milieu de cette ville-plaine comme autant de vagues étrangères venues y mourir sur son limon spongieux, il convient de suspendre son jugement, de réévaluer la vacuité roumaine, de pousser plus avant sa quête’ »174. En effet, il ne faut pas se méprendre : ‘«sous sa chape de béton, la ville contemporaine recèle quelque chose d’impalpablement rural, qui rappelle la bourgade trop vite grandie, mal à l’aise et comme embarrassée dans un habit qui ne lui sied guère’ »175.

Si j’ai volontairement grossit le trait d’un Bucarest bucolique à travers ce choix d’extraits de textes, c’est parce que le reste du propos se concentrera sur le Centre Civique qui s’impose à la fois dans et contre ce Bucarest, comme l’antithèse d’une capitale aux mille visages.

Notes
165.

Morand P., Bucarest. Plon, 1935. Réédition, 1990.

166.

Karnoouh C., L’invention du peuple. Chroniques de Roumanie. Ed. Arcantère, Paris, 1990, p. 41.

167.

Karnoouh C., op.cit, p. 44.

168.

Karnoouh C., op.cit. p. 41.

169.

Karnoouh C., op.cit. p. 41.

170.

Morand P., op.cit. p ; 155.

171.

Karnoouh C., op.cit, p. 45.

172.

Ibid.

173.

Karnoouh C., op.cit, p. 45.

174.

Karnoouh C., op.cit, p. 45.

175.

Karnoouh C, op.cit, p. 46.