Si, en se promenant à Bucarest, celle-ci nous semble un peu difficile à déchiffrer en raison d’une apparence chaotique due à la co-présence de styles architecturaux distincts, en revanche, une étude approfondie de la morphologie urbaine révèle, en réalité, une organisation territoriale structurée. Ainsi, ‘« tout comme les autres villes situées dans le territoire extra-carpatique de la Roumanie et comme, généralement, celles situées en Europe de l’Est, l’édification de Bucarest résulte de critères spécifiques. Il serait intéressant de retrouver les critères, les éléments qui ont présidé à la naissance et à l’évolution de la ville. En analysant, dans cette optique le phénomène urbain, l’idée d’un développement chaotique de Bucarest devient indéfendable, voire absurde’ »180. Géographie et histoire se mêlent pour donner corps à une morphologie urbaine. La ville est sise dans la plaine de la Dîmbovita qui s’insère entre deux corniches et prend sa place à l’intersection de deux axes, l’un étant le cours de la rivière et l’autre celui de la route qui arrive de Moldavie. La vallée de la Dîmbovita est parsemée de collines où sont édifiés les premiers édifices religieux d’importance : Radu Voda, Cotroceni, Vacaresti et l’Eglise Métropolitaine. Cette dernière se situant sur l’axe de la route de Moldavie. Dana Harhoiu développe la thèse selon laquelle ces ensembles religieux constituent un principe organisateur de l’espace urbain ‘: «le principe d’organisation territoriale de la ville était donc celui d’unités paroissiales, et l’expression symbolique et formelle de la structure urbaine de l’époque était l’apanage exclusif des églises, monuments disséminés qui dessinaient les verticales de la ville ’»181 (annexe photographique n°18). L’implantation des habitats autour de ces centres allaient petit à petit donner corps à des faubourgs (annexe photographique n°19) dont le nom atteste de leur lien avec les ensembles religieux : le faubourg Sfîntu Gheorghe Nou (Saint Georges le jeune), faubourg Sfîntu Sava (Saint Sava), le faubourg de l’église de Juramant (du Serment) etc.
Une analyse géométrique de la trame urbaine permet à Dana Harhoiu de dire que l’église Sfîntu Gheorghe Vechi (annexe photographique n°20) (édifiée en 1562 et détruite par un incendie en 1847) était le point d’origine à partir duquel la ville s’est développée : ‘« ainsi, l’église Sf. Gheoghe Vechi représente le sommet d’un angle formé par les deux lignes sur lesquelles ont été positionnées les églises des monastères Radu Voda et Mihai Voda. La bissectrice de cette angle coïncide presque exactement avec l’axe de la Calea Mosilor, axe qui va de l’Eglise Métropolitaine et l’église Sf. Gheorghe Vechi’ »182. Emerge de cette configuration une structure urbanistique concentrique à partir d’un noyau initial dans lequel les églises forment l’axe principal (annexe photographique n°21).
Au fil du temps et de la construction de nouvelles églises et à partir de ce cercle initial, se déploient des ondes concentriques qui attesteront de l’évolution de la ville (annexe photographique n°21). De cette manière, la ville se développe dans le sens d’un axe nord-sud. Partant de l’organisation de ce schéma de développement de la ville, Dana Harhoiu semble y voir une manifestation de la pensée médiévale de la cité idéale : ‘« à Bucarest, il existe donc une relation géométrique entre, d’une part, les tracés circulaires concentriques sur lesquels ont été rigoureusement disposé les édifices religieux, et, d’autre part, les traits de force déterminants de la ville. L’image du cercle, avec ses diamètres entrecroisés, issus de la planigraphie gothique, devient presque obsessionnelle, et on s’interroge sur le rôle, peut-être déterminant, joué par les conceptions médiévales sur la ville, dans la prise de possession et l’organisation du territoire’ »183. Ce mouvement d’emplacement des édifices religieux s’est poursuivie jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. Epoque à laquelle intervient une transformation de la structure de la ville et l’apparition de terrains agricoles en limite de la ville.
D’un point de vue politique, le pouvoir est aux mains des phanariotes (phanar, quartier chrétien de Constantinople). Une étude comparative d’un plan de Constantinople et de Bucarest effectuée par Dana Harhoiu, met en évidence la relative similitude dans l’agencement urbain. Il fait apparaître les maidan (terrain vague), sorte d’espaces publics où se déroulaient les différentes transactions de la vie quotidienne. « ‘A Constantinople, comme à Bucarest, on note le même principe de détermination, d’extension et de répartition des terrains vagues de part et d’autre d’un axe principal de circulation’ »184.
Le début du XIXème siècle porte très fortement les empreintes d’une occidentalisation à la française que l’on trouve dans tous les domaines de la vie. D’un point de vue architectural, le modèle importe le tracé de grands axes suivant le modèle haussmanien, l’axe nord-sud qui comprend les boulevards Lascar Catargiu, Gheorghe Magheru, Nicolae Balcescu, I.C. Bratianu, et l’axe est-ouest avec les boulevards Kolganiceanu, Reine Elisabeta, Carol 1er, Pache Protopescu. On notera que ces interventions urbaines se réalisent en dehors de la structure concentrique initiale et du point d’origine de la ville, l’église Sfîntu Gheorghe vechi. Comme le souligne Dana Harhoiu : ‘« on a pu voir les prémices de ce phénomène pendant la période phanariote, l’augmentation des espaces publics à l’intérieur de la structure urbaine correspondant en fait à une laïcisation de la pensée occidentale de l’époque, à laquelle même les phanariotes n’étaient pas étrangers’ »185.
La densité de la ville est faible : en 1906 les 300 000 habitants que compte la ville se répartissent sur les 3 500 hectares de la petite ceinture (la grande couronne en compte 5 550 hectares). A titre de comparaison : Paris : 2 714 000 habitants sur 4 850 hectares ; Vienne : 1 660 000 habitants sur 5 700 hectares ; Bruxelles : 210 000 habitants sur 1 007 hectares ; Liepzig : 422 000 habitants sur 2 900 hectares et Milan : 484 000 habitants sur 2 800 hectares186. En 1954, les maisons composées d’un rez-de-chaussée occupaient 84% de la surface bâtie.
Harhoiu D., Bucarest, une ville entre orient et occident. Maison d’édition Simetria, L’Union des architectes de Roumanie et Arcub, Bucarest, 1997, p. 46.
Ibid. p. 31.
Ibid. p. 34.
Ibid. p. 42.
Ibid. p. 53.
Ibid. p. 64.
Radulescu S., « Considérations sur la société bucarestoise entre 1866-1914. Communication proposée lors d’un colloque organisé par le NEW EUROPE COLLEGE Another Europe : Bucharest, 23-24 juin 1995.
Sorin Radulescu tire ces données de l’ouvrage de Frédéric Damé, Bucarest en 1906, Bucarest, 1907.