Partir de la forme littéraire de l’utopie pour parler d’une réalité architecturale, cela peut sembler paradoxal. Or, l’on sait que les récits utopistes intègrent la question de l’architecture. L’extrait repris du texte de Georges Orwell est à cet égard révélateur. D’ailleurs, le terme même d’utopie, non lieu, ne comprend-il pas dans sa définition la question même du lieu et plus précisément celle de l’absence de lieu. Thomas More189, inventeur du terme, considérait le récit dont il est l’auteur comme : ‘« de la bagatelle littéraire échappée presque à son insu de sa plume ’» et ne pouvait imaginer qu’il était à l’origine d’un véritable mouvement qui allait englober toute forme d’expression dans laquelle se développe une pensée de « l’altérité » à partir d’un récit imaginaire. Sur la base d’une critique sociale de leur propre société, les auteurs d’une littérature sociale utopiste proposent une vision imaginaire d’une société autre. Le projet de ces récits imaginaires tient dans la proposition d’un avenir meilleur, d’un « vivre ensemble » plus adéquat aux aspirations d’humanité des individus. Chacun des récits met en scène une nouvelle altérité qui doit fonder une communauté. Quels que soient le contenu et les enjeux philosophiques, politiques ou sociologiques des récits, le genre littéraire utopiste prédit un avenir différent et meilleur pour les hommes. Bien qu’initialement récits imaginaires, la pensée utopiste ne s’est pas confinée au seul genre littéraire, il lui est arrivée d’être à l’origine d’initiatives mises en oeuvre pour une réalité autre. Bien sûr, une utopie devenue réalité perd son essence, mais certains propos utopistes sont à l’origine de propositions concrètes. L’enjeu de la « Création » est au coeur du discours utopiste et celle-ci peut être à l’origine d’une application en faits et gestes d’un renouveau. Le principe de création de « l’homme nouveau » relève, il me semble, de cet ordre d’idée de proposition d’une société fondamentalement différente dans laquelle il est proposé aux individus un avenir meilleur. La prophétie concrétisée représente la frontière entre une pensée et son application. « L’homme nouveau » doit éclore dans un environnement physique en adéquation avec le principe qui le sous-tend. La création in extenso d’un nouveau lien doit s’accompagner d’une transformation de l’ensemble des maillons qui le constitue. Parmi ceux-ci, les cadres spaciaux sont aussi redéfinis en fonction du principe philosophique qui génère l’action de « Création ». « L’homme nouveau » doit éclore dans un environnement physique adéquat à cette nouvelle pensée de la société. La création d’une nouvelle société roumaine trouve l’une de ses applications dans le projet du Centre Civique. Le nouvel espace en cour de construction est le paradoxal passage entre le « non lieu », « le nulle part » de l’utopie et l’instauration d’un lieu autre pour « l’homme nouveau ».
More T., L’utopie. Flammarion, 1966.