Cette seconde partie, consacrée au processus de construction du Centre Civique, est l’occasion de mettre en scène un premier groupe de protagonistes. Le versant de la construction concerne, d’une part, les initiateurs du projet et, d’autre part, les concepteurs de celui-ci. Ils en sont la cheville ouvrière (de la construction), les principaux initiateurs du projet étant le couple Ceausescu.
L’intérêt que j’allais décider de porter à cet objet est né d’une question, qui ? comme toute question de départ était très naïve. En tant qu’Européenne de l’ouest, le rideau de fer a accompagné une grande partie de ma vie. Une matérialité de fer et de béton qu’il m’était difficile de comprendre, tant d’un point de vue purement prosaïque, « comment avait-on pu construire cela, pour scinder un espace en deux ? », que du point de vue symbolique, « quelle vie pouvait avoir lieu derrière ce fameux rideau de fer ? ». Le travail sur le Centre Civique pouvait me donner enfin l’occasion de comprendre de l’intérieur ce qu’avait pu être la vie dans l’autre versant de l’Europe. Cette interrogation initiale constitue la base de l’approche méthodologique du Centre Civique. Quelques années de cette vie étaient présentes de manière concentrée dans la construction. Le couple Ceausescu était mort, en revanche un grand nombre de personnes qui avaient participé au chantier devait être encore en vie. Je voulais les rencontrer pour comprendre pourquoi et comment en 1984, période relativement récente, une telle construction avait pu avoir lieu, alors que justement, cette date correspondait à un début d’ouverture de certains des pays satellites de l’ex-Union Soviétique.
Prise dans ces interrogations, je décidais de consacrer la moitié de mon terrain à rencontrer « les exécutants » de la construction. Les mêmes qui avaient eu accès au chantier interdit au reste de la population. Il est aisé d’imaginer qu’il m’a fallu faire face à plusieurs difficultés. La première s’impose d’elle-même. Comment, dans une capitale qui compte environ deux millions d’habitants, rencontrer les intéressés ? La seconde difficulté, qui découle de la première : opérer un choix. Compte tenu du nombre important de corps de métier impliqués - architectes, ingénieurs, décorateurs, artisans, ouvriers, militaires etc. -, mon souhait était de multiplier autant que possible les sources d’informations. L’objectif fixé : être en contact avec un représentant de chaque discipline dans la mesure où elle intervenait à des niveaux décisionnels différents. Ce qui n’a pu être possible. Mais avant tout, il fallait trouver un moyen d’entrer en contact avec ces personnes, alors que j’étais une toute nouvelle arrivante dans la ville et que mon réseau de relations était être très mince. L’imprévisibilité du terrain constitue une donnée fondamentale dans notre discipline. Il nous faut apprendre à compter avec ce qu’il y a d’incertain, d’aléatoire et parfois même de magique dans nos démarches. Il n’existe pas de modèle ou de règle méthodologiques applicables a priori sur un terrain. Si tel était le cas, l’ethnographe deviendrait très vite un technicien qui aurait pour unique compétence son habilité à trimbaler sa valise méthodologique. Une démarche méthodologique ne peut se penser, se construire en dehors d’un terrain de recherche particulier et singulier : « ‘l’ethnographie a besoin de ce que Bachelard nommait, dans un tout autre contexte, une « philosophie dialoguée » : elle doit savoir allier conscience critico-méthodologique de ses démarches et tolérance à l’impureté de ses matériaux, donc à la contingence de ses résultats. Plutôt que d’un modèle fort de rigueur, elle a besoin d’un empirisme construit »’ 190.
Comme j’ai eu l’occasion de l’évoquer précédemment, la recherche que j’ai entreprise se situe dans un champ de compétences et de connaissances qui est celui de l’ethnographie. Celle-ci requiert une position particulière comme nous le rappelle Olivier Schwartz : ‘« la situation intellectuelle de l’ethnographe pourrait finalement se définir par une sorte d’ambivalence épistémologique. Il lui faut une conscience, un capital de réflexions et d’exigences méthodologiques le contraignant à critiquer, à évaluer ces résultats ; mais il lui faut aussi, pour en obtenir d’autres, un modèle suffisamment souple, qui tolère une part de bricolage, de contingence et d’incertitude’ »191. Loin d’une démarche positiviste et de la constitution d’un échantillon représentatif, la règle de la première rencontre devrait pouvoir être formulée. Celle-ci parie sur ce temps qu’il faut accorder à la recherche et dans sa pratique du terrain, temps de ‘« la familiarisation et le repérage dans un univers étranger, la diversification des situations observées, des contacts et des sources d’information, la possibilité de profiter des heureux hasard, ceux qui font que l’on est là au bon moment, tout cela suppose une durée’ »192. Faire évidemment le pari du temps, mais peut-être encore plus celui des rencontres, m’a permis de prendre à contre-pied la difficulté du nombre d’informateurs susceptibles d’être concernés par cette affaire. Hormis les lieux incontournables de la recherche, j’ai aussi misé sur le hasard des rencontres suivant la fameuse méthode de la boule de neige. Par quel hasard ou chance, une majorité de personnes que j’étais amenée à voir connaissait quelqu’un qui avait été impliqué dans la construction. Petit à petit, le réseau s’est épaissi et des relations régulières, voire singulières, se sont établies avec certaines personnes rencontrées.
Schwartz O., « L’empirisme irréductible. La fin de l’empirisme ? » Postface à Le hobo, sociologie du sans-abri. Nels Anderson. Essais et recherche. Nathan, 1993, p. 271.
Schwartz O., op.cit. p. 267.
Ibid. p. 269.