2) LA NAISSANCE D’UN PROJET

Les précédents projets de systématisation

Bucarest connaît une transformation importante de sa morphologie après la révolution de 1848, et surtout à partir de l’union des Principautés en 1859. Dès lors, les mentalités du Royaume de Roumanie vont s’imprégner des manières de vivre occidentales, et parmi celles-ci le modèle français recevra un accueil plus que favorable. Le cadre urbain suivra cet engouement, les transformations donnant à la capitale roumaine la figure d’une ville occidentale. En effet, à cette époque, sont percés les grands boulevards qui s’inspirent des boulevards haussmanniens de Paris. Ceux de l’axe nord-sud : Lascar Catargiu, Gheorghe Magheru, Nicolae Balescu, I.C Bratianu qui viennent doubler Podul Mogosoaiei (le pont de Mogosoai) l’actuelle Calea Victoriei. Ceux de l’axe est-ouest : Kolgalniceanu, Reine Elisabeta, Carol Ier, Pache Protopescu193. Ces transformations de grande envergure inaugurent une nouvelle étape pour la ville de Bucarest, la première phase d’un mouvement de modernité dans laquelle la morphologie de la ville est redéfinie.

Premier signe de cette modernité, le nouveau tracé ne s’appuie pas sur le centre historique de la ville, l’église Sf Gheorghe Vechi.

Dana Harhoiu voit dans ce phénomène l’émergence d’une laïcisation de l’espace ‘« cela n’a rien de surprenant, la ville moderne, c’est-à-dire la ville industrielle, doit assumer la désacralisation de la ville préexistante’ »194. En tout, ce sont quatre vingt quinze nouveaux kilomètres de voix qui découpent l’ancienne ville médiévale. Mais l’application du principe haussmannien, est réalisé en respectant la spécificité de l’organisation de la ville et permettant de préserver les anciens édifices de la ville : « ‘il y eut donc une certaine logique qui a dicté l’intervention sur la structure urbaine, intervention qui a aussi le mérite d’avoir, entre autres, respecté le principe d’une adéquation de la voirie existante ; les boulevards qui ont été ouverts n’ont fait que la réutiliser »’ 195. Cette même époque marque aussi « la monumentalisation de la ville » avec la construction de grands édifices représentant les institutions du Royaume : l’Athénée Roumain (annexe photographique n°22), le Palais de Justice, la Caisse d’Epargne (annexe photographique n°23), la Banque Nationale, le Palais Royal ou encore la Bibliothèque Carol Ier (annexe photographique n°24). Ces édifices marquent une étape significative dans le processus de modernisation de la capitale. Déjà à cette époque, un certain nombre d’entre eux ont pris place sur d’anciens sites de monastères : l’Athénée en lieu et place de l’Evêché de Râminc, la Maison de l’Armée sur le site du monastère Sarindar, la Caisse d’Epargne sur l’emplacement de l’église Sf.Ioan cel Mare.

De la révolution roumaine de 1848 à l’entre-deux-guerres, plusieurs plans d’aménagement de Bucarest seront proposés. Le premier plan d’urbanisme date de 1888.

Il fut réalisé par l’architecte Grigore Cerchez, à l’époque ingénieur en chef de la ville de Bucarest. Diplômé de l’Ecole Centrale des Manufactures de Paris en 1893, son premier séjour à Paris l’avait particulièrement sensibilisé aux opérations de transformation de la ville. Puis de 1912 à 1929, il y eut plusieurs propositions de plans et de systématisation de la capitale. Ces plans successifs ont été compilés en 1935 dans un très important plan de systématisation de la ville qui rassemblait tous

les plans proposés précédemment. L’entre deux guerres fut une des périodes les plus, sinon la plus, prospères pour la Roumanie. Le pays jouissait d’une place significative sur la scène internationale : ‘« à la fin des années 30, la Roumanie dont l’un de ses citoyens - Nicolas Titulesco - était le président général de l’Organisation des Nations-Unies paraissait avoir définitivement conquis sa place dans la famille européenne à force de grands sacrifices et de beaucoup d’efforts. La seconde guerre mondiale allait tout remettre en question’ »196. Dans la capitale, cela se manifesta par la finalisation des grands boulevards, la construction d’immeubles, la réalisation de jardins et de grands parcs. Mais cet élan fut interrompu par la guerre.

Le plan de systématisation de 1935 était en réalité assez identique à celui qui fut mis en oeuvre en 1984. Le même site, Dealul Arsenalului (la colline de l’Arsenal) fut choisi pour construire un Centre Civique. La lecture du Mémoire justificatif du plan de systématisation de 1935 nous éclaire sur les problématiques qu’il soulève. Celles-ci sont en plusieurs points identiques avec les réalisations futures. Le premier point énoncé concerne le choix d’une nouvelle localisation pour les institutions du Parlement et du Sénat. Toutes deux prennent place sur la colline de la Métropolie, à proximité de la Patriarchie. Cette proximité ne convient plus aux autorités qui désirent attribuer cette colline à l’une ou l’autre des institutions : « ‘Dealul Patriarchei ne peut pas être destinée à la fois pour le parlement et pour l’église, on doit choisir l’une ou l’autre »’ 197. Il est proposé que les deux institutions politiques soient transférées sur une autre colline, très proche de celle de l’église : « ‘le projet propose le rassemblement des deux chambres en un seul édifice, qui serait situé sur la colline de l’Arsenal. ’

‘De cette manière, le Parlement serait situé sur la plus ’ ‘importante’ ‘ colline du centre ville. Un beau jardin avec de magnifiques vues sur la ville ainsi que des perspectives intéressantes dans plusieurs directions, ainsi que des rampes et de monumentales marches d’escalier pour y accéder mettront en valeur cet édifice important’ »198.

L’Etat Roumain assez récent se trouve en manque d’édifices spécifiques pour loger ses ministères. Le projet prévoyait de regrouper ceux-ci en un seul et même site qui constituerait un quartier de ministères : « ‘une grande partie des ministères de Roumanie n’ont pas leur propre siège ou sont installés dans des locaux impropres. La création d’un quartier de ministères serait utile et intéressant »’ 199. Le volet culturel du plan de systématisation n’était pas en reste. Le mémoire justificatif accordait un paragraphe à l’emplacement de l’Opéra National. Il devait lui être trouvé un site qui fut digne de l’institution : « ‘cette institution doit être dotée d’un édifice digne. L’emplacement doit être central (...). Le comité propose comme emplacement pour l’opéra, sur le lieu qui avait été choisi pour le Sénat, sur le quai de la Dîmbovita ainsi les sous-structures déjà existantes pourront être utilisées’ »200.

Ces propositions d’aménagement ont été en partie réalisées lors de la construction du Centre Civique en 1984, respectant tant la nature des projets d’aménagement que les lieux pressentis. En revanche, le plan de systématisation de 1935 consacre un paragraphe à la construction de la cathédrale du pays. Le propos du mémoire justificatif concerne principalement le choix d’un site dans la perspective d’une réalisation future.

‘« L’orientation vers l’est de l’autel rend plus difficile le choix du lieu. Cette orientation nous oblige à abandonner le choix des hautes collines de notre ville. Le projet prévoit un emplacement au pied de Dealul Metropolei (colline de la Métropolie) dans la grande place nationale créée sur l’emplacement des halles centrales (...). La largeur de la place assure une perspective suffisante, d’une façade latérale qui, bien étudiée, peut être intéressante, et permettre en même temps le déploiement de certaines cérémonies et grands cortèges qui puissent être regardés par le peuple’ (...).

‘Cette solution conserve aussi la tradition qui veut que le centre religieux se trouve sur Dealul Metropolei’ »201. L’emplacement imaginé pour la cathédrale se trouve tout proche du site du Palais du Peuple comme nous le confirme les propos tenus par un architecte rencontré :

« Mais l’idée (celle du Centre Civique) était de Charles II entre 1941 et 1948, qui voulait faire la cathédrale sur cette bute de l’Arsenal ».

On comprend aisément que la construction de la cathédrale n’ait pas été incluse dans la version de 1984 de l’aménagement du Centre Civique. Mais ce projet est de nouveau réapparu à partir de 1990.

Notes
193.

Les noms donnés aux boulevards étaient ceux de personnalités de la vie politique roumaine. L’historien Mihai Sorin Radulescu dans une intervention intitulée « considérations sur la société bucarestoise entre 1866 - 1914 » qu’il a tenu à l’occasion du colloque Another Europe : Bucharest (23-24 juin, 1995, Bucarest) insiste sur le fait que cette période, qui coïncide avec l’instauration du régime monarchique constitutionnel, représente un âge d’or de la vie démocratique roumaine. Celle-ci est notamment présente au sein de la ville : « une certaine conscience du système politique, du bipartisme sur lequel était fondée la vie politique roumaine, se reflète aussi dans le fait que l’axe nord-sud de la ville - les larges boulevards qui à la fin du siècle passé sont devenus l’artère principale de la ville - étaient ornés des statues des hommes politiques conservateurs (Barbu Cartagiu, Take Ionescu, Lascar Cartagiu), et l’axe est-ouest des monuments des libéraux (C.A. Rosetti, Ion C. Bratianu et Mihai Kogalniceanu) ».

194.

Harhoiu D., op.cit, p. 64.

195.

Harhoiu D., op.cit, p. 64.

196.

Milescu S., « Hommage à Conrad Malte-Brun » in Monuments historiques, n°169, 1990, p.13-18.

197.

Mémoire justificatif du plan de systématisation de 1935.

198.

Ibid.

199.

Ibid.

200.

Ibid.

201.

Ibid.