Le propos développé consiste à considérer le Centre Civique dans ses dimensions politiques, historiques, culturelles et esthétiques, comme étant un objet que nous plaçons au coeur d’une tension entre d’une part un projet politique et d’autre part une société, une ville et ses habitants. Le premier volet a considéré la perspective du politique à travers le prisme de la construction, non pas uniquement à travers le projet de la construction mais bien à travers la mise en oeuvre et le processus qui l’ont rendue cette possible. Or il y a le deuxième pôle de cet objet ou, selon notre terminologie, le deuxième axe de tension qui nécessite lui aussi une attention toute similaire à celle que nous avons portée au processus de construction. Dans ce cas précis, il ne peut y avoir construction sans destruction au préalable. Le versant de la destruction concerne ce qui a été détruit - les quartiers, les édifices publics et religieux, les maisons ou immeubles, la structure urbanistique . Mais au-delà, il y a les individus, les « démolis » ou « déménagés », selon le terme qu’ils utilisent pour se désigner. La destruction est au coeur de ce deuxième volet qui, dans le processus, a une valeur identique à celle de la construction et participe à même hauteur à l’histoire de l’édification de l’ensemble. L’existence de l’objet « Centre Civique » n’est que le fruit de cette tension entre une construction et une destruction. Suivant la même démarche que pour la construction, l’ethnographie de la destruction s’attache à comprendre le Centre Civique à partir du récit des « déménagés ».
La tension à partir de laquelle j’essaye de comprendre le Centre Civique n’est pas seulement une vision de l’esprit ou une rhétorique intellectuelle dont le seul but serait de construire un objet de recherche. Une partie de la ville de Bucarest en porte les marques architecturales et urbanistiques. Un simple détour dans le quartier du Centre Civique nous laisse entrevoir les axes de cette tension. La perspective de l’Avenue de la Victoire du Socialisme débouche irrémédiablement sur le monumental Palais du Peuple, mais les interstices des portiques - éléments inclus dans l’architecture des immeubles - laissent entrevoir des éléments architecturaux qui ont échapper à la volonté uniformisante du projet. Il suffit de sortir de cette axe tracé, voie qui devait mener la Roumanie sur le chemin de la modernité, de passer derrière ces façades rectilignes pour découvrir l’envers du « décor ». Des îlots formés d’anciens immeubles, de maisons de style cubiste ou roumain, de petites rues ou ruelles, des jardins, des églises déplacées, les restes des monastères détruits qui sont pris en étau dans les nouveaux groupes d’immeubles. Le contraste est saisissant entre l’ensemble architectural d’une dimension monumentale suivant un certain ordre urbain et esthétique et ce que cette architecture cache : l’ancien ordre, plus chaotique, moins entretenu mais indubitablement plus vivant au regard d’une comparaison rapide sur la fréquentation des espaces. De ses situations urbaines naissent des métaphores sur l’envers et l’endroit215 d’une ville mais dans le cas de Bucarest, la métaphore se vit au quotidien lorsque l’on déambule dans le quartier du Centre Civique. L’inachèvement général et l’absence d’un plan général provoquent des passages entre l’ancien pas encore détruit et le nouveau pas encore terminé. Au hasard d’un trajet sur l’avenue de la Victoire du Socialisme, se profile le reste de ce que furent les anciens quartiers. A chacun de passer d’un univers à l’autre en empruntant ces passages.
Les images urbaines s’entrechoquent, se mélangent donnant à voir le double visage d’une réalité urbaine. Aussi les mots : je me souviens de ma première rencontre avec le directeur d’un institut de construction qui, lorsque nous parlions de la construction, me révéla qu’il avait été « déménagé » lui-même, ayant à vivre au quotidien les deux faces de la même histoire.
Cette thématique a fait l’objet d’une proposition de recherche de la part d’un groupe de jeunes architectes lyonnais dans le cadre d’un programme intitulé « l’envers des villes », AFAA (Association Française d’Action Artistique). « »Si l’envers et l’endroit sont issus d’une même entité, la force de l’un peut anéantir ou au contraire renforcer l’existence de l’autre. Cependant, ces deux notions peuvent se lire différemment selon la perception, le vécu de l’observateur, ses codes de représentation. La présence de nombreuses franges vides entre la place Iulia et le Palais du Parlement marque d’autant plus fortement cette dualité entre l’axe, espace public majeur, représentatif du pouvoir et les coeurs d’îlots à travers lesquels transparaît, par le biais d’un tissu plus ancien une richesse historique et culturelle ».