Les édifices religieux ont eu le plus à souffrir du démarrage du chantier. Ils ont fait l’objet d’une destruction systématique. L’ampleur de la destruction est impressionnante en raison de la quantité d’églises détruites ou déplacées. Pierre Nasturel216 a établi un inventaire qui évalue à une trentaine les églises disparues ou déplacées (annexe 5). Pour celles qui n’ont pas été purement supprimées de la carte urbaine, les autorités ont eu recours au déplacement. L’opération de déplacement consiste à faire glisser de quelques dizaines de mètres l’édifice religieux pour libérer le site en vue des futures constructions. Le glissement s’opère à l’aide de rails sur lesquels est engagé l’édifice après qu’il ait été désolidarisé de son socle. L’opération nécessite une préparation du terrain très minutieuse. Parmi ces églises, l’église Sfîntu Ilie, dans le quartier de Rahova connu le sort du déplacement. Celui-ci a fait l’objet d’un mémoire justificatif dans lequel sont indiquées les raisons et les conditions de déplacement. « ‘Par le détail de systématisation autorisé pour la réalisation de l’artère de la Victoire du Socialisme du nouveau centre civique de la ville de Bucarest, est prévu le transfert de l’église Sf Ilie, monument d’architecture, sur une distance de 66 mètres, afin que sur l’emplacement libre soit construit un bloc d’habitation ayant un magasin au rez-de-chaussée ’»217 (annexe 6). De manière générale, les églises, une fois enlevées de leur site originel, se retrouvèrent prisonnières des immeubles, coincées entre ou derrière les nouvelles constructions. Sur une période de dix ans, de 1978 à l’automne 1987, environ 20 églises furent détruites et huit déplacées. Bien que toutes avaient une réelle valeur patrimoniale, et certaines en raison de leur rôle dans l’histoire de la ville, représentèrent une perte pour l’histoire du pays.
Les ensembles monastiques nombreux dans la zone n’ont pas échappé à l’avancée des bulldozers.
Le monastère Saint Nicolas édifié par le voïvode Michel le Brave (Mihai Bravu), qui en fit don au monastère de Simonopetra sur le Mont Athos (annexe photographique n°28). Le monastère fut fondé en 1591, il abritait depuis le siècle dernier l’école de médecine et une partie des archives de l’Etat. Seule l’église et le campanile ont échappé à la destruction car déplacés de quelques centaines de mètres (237), mais le reste de l’ensemble fut détruit entre septembre et décembre 1987.
Il faut compter parmi les destructions partielles, le monastère d’Anthime (1713-1715) qui fut dépossédé de son aile orientale en juin 1984. Il tient son nom de son fondateur, Anthime d’Ibérie, devenu métropolite de Hongrovalachie. En tant que siège du Saint Synode, le monastère accueillait le musée et les archives du Patriarcat. Le Palais Synodal fut, quant à lui, déplacé de 28 mètres en février 1985. Aujourd’hui, ce qui reste du monastère d’Anthim s’élève derrière les blocs de front du boulevard de la Victoire du Socialisme.
Du monastère de Cotroceni ne demeure que l’ancien Palais Princier qui est officiellement la demeure des chefs d’Etat roumains. Le monastère fut fondé en 1679 par le voïvode Serban Cantacuzene. La beauté et la magnificence de la construction donna même son nom à un style : le style Cantacuzène.
Mais la destruction la plus outrageuse au regard de la culture roumaine est l’histoire de l’ensemble monastique de Vacaresti (annexe photographique n°29). Le site de Vacaresti se trouve bien loin de la zone de construction du Centre Civique. Le site constitue la seule entorse au projet de regroupement de l’ensemble des activités dirigées par l’Etat. Situé dans la partie sud de la ville, sur les rives de la Dîmbovita, Vacaresti était considéré comme l’ensemble monastique le plus important du sud-est européen. Le Prince Mavrocordat l’édifia entre 1716 et 1722. Le monastère était formé de deux enceintes rectangulaires, de deux tours, une grande église et un oratoire ainsi qu’une petite chapelle. La première enceinte, dominée par la Tour du Guet (1732-1733), était destinée aux écuries, aux dépôts de provisions, à tout ce qui constituait les annexes de la Cour Princière. La seconde enceinte, dans laquelle trônait la Tour-Clocher, était proprement réservée au Prince. Quant à l’église, elle était considérée parmi les spécialistes comme « une véritable synthèse des principaux édifices religieux de la Valachie dans un intervalle de plusieurs siècles » 218.
Avant d’être détruit, le monastère avait connu des destinées variables. Il devint une prison politique en 1848, puis une prison de droit commun en 1864, puis de nouveau une prison politique sous le régime communiste. Avant sa destruction intégrale, entre décembre 1984 et décembre 1986, comble de l’absurdité, il avait été entièrement rénové. M. Leahu raconte les raisons des travaux et la future destinée de l’ensemble : « ‘En 1973, le vaste ensemble de Vacaresti fut transformé en chantier national en vue d’une restauration ayant pour but la mise en place d’un Musée de la Culture Roumaine ou d’un Musée National de peintures religieuses (...) Quelques composantes de l’ensemble ont été restaurées. La galerie, l’oratoire et le palais du prince régnant étaient presque complètement refaits. On travaillait au prieuré et on commença la restauration de la grande église’ »219.
Pierre Nasturel fut conservateur de la section médiévale du Musée de Bucarest. Il exerça des responsabilités à la Direction des Monuments historiques en Roumanie. Un inventaire des destructions et déplacements établi par ses soins fut publié dans la revue L’architecture d’aujourd’hui. Février 1989, n°261.
Mémoire justificatif de déplacement de l’église « Sf. Ilie », Rahova (traduction personnelle).
L’architecte Gheorghe Leahu consacra un livre à la destruction du monastère. Distrugerea Manastirii Vacaresti. Arta Grafica S.A. Cet ouvrage est pour lui l’occasion de raconter le quotidien de la destruction et les maintes protestations et luttes menées par un collectifs de personnalités roumaines.
Ibid, résumé en français, p. 17.