La zone détruite est représentative de la thèse proposée par Dana Harhoiu selon laquelle, « ‘le principe d’organisation territoriale de la ville était donc celui d’unités paroissiales (...)’ »221 où les faubourgs se seraient développés à proximité des églises adoptant
ainsi leur nom. Ce qui signifie que dès l’origine, ce quartier était résidentiel. Le peu d’intervention de la part des pouvoirs publics sur l’habitat, et la relative résistance du terrain aux tremblements de terre subis par la ville ont pour ainsi dire laissés préservés les quartiers dont il est question. Au fil du temps, de nouvelles constructions individuelles se sont mêlées aux plus anciennes et cette hétérogénéité donna une allure particulière à cette partie de la ville. « ‘This houses in this area ranged from nineteenth-century Neoclassical through early twentieth-century National-Romantic, to Art Deco style of the 1930’s. The interest of the area, however, lay not so much in its individual buildings as in the total effect, the wole being greater than the sum of its parts ’»222. A l’époque de la destruction, le quartier était habité par des professions intermédiaires (commerçants, militaires, médecins, artistes, ingénieurs) qui étaient pour la plupart propriétaires de leur logement. De 1984, date des premières destructions jusqu’au démarrage du chantier de construction, environ 40 000 personnes ont été dans l’obligation de quitter leur maisons, pour certains du jour au lendemain, sans autre forme d’annonce que l’arrivée des bulldozers devant leur porte.
Il est possible d’aborder sous un autre angle l’univers de la quotidienneté du projet en s’intéressant à la vie des habitants des trois quartiers détruits : Uranus, Rahova et Antim.
Pour aborder cette deuxième perspective, j’ai choisi de rencontrer quelques familles qui avaient été dans l’obligation de déménager en raison de la destruction de leur maison. Le cadre de cette approche concerne la situation extrême qu’implique le fait d’être dans l’obligation d’abandonner sa maison et la nécessité de s’en procurer au plus vite une autre. Leurs récits expriment l’annonce de la destruction, les propositions d’un nouveau logement, le déménagement, le dédommagement et les formes de résistance face à la décision de détruire. C’est par le détour des récits sur le déménagement que je décide d’aborder l’ethnographie de la destruction.
Deux études faites par des ethnologues m’ont guidée dans cette démarche qui consiste à interroger l’événement dont il est question en prenant comme point de départ les récits des principaux intéressés. Toutes deux s’intéressent à un moment de la période communiste et à un événement particulier qui a marqué cette politique : les déplacements de population ou les « démolis » de la politique de systématisation. Dans chacune des études est posée la question de la perte d’un cadre d’existence au profit d’un autre imposé par le pouvoir en place et des incidences de cette politique sur les populations déplacées.
Smaranda Vultur223 a mené une recherche sur les déportations dans les années cinquante de paysans roumains des régions du Banat et d’Oltenie (sud-ouest de la
Roumanie) vers le Baragan (plaine du sud-est). L’auteur a choisi d’aborder la question de la déportation à travers les récits de vie des paysans. Le propos de la démarche de Smaranda Vultur était d’essayer ‘« de mettre en évidence de quelle façon le récit de vie peut être un révélateur d’une réalité ethno-historique et anthropologique’ »224. Pour ce faire, elle aura collecté soixante-dix récits de vie qui au départ devaient, dans le cadre d’une enquête orale, conduire à une étude sur le récit proprement dit et sur son statut discursif lorsqu’il est produit dans ces conditions. Mais le travail de retranscription fait apparaître une autre valeur au récit, son caractère testimonial. Selon cette perspective, les récits de vie constituent pour l’ethnologue, plus que des données de terrain, un guide de recherche car comme le note l’auteur : « ‘c’est le texte qui suggère à l’ethnologue « les points sensibles », les noyaux thématiques qui lui permettront un accès plus rapide vers une réalité plus globale, dans la mesure où ils représentent pour celui qui les intègre dans son récit l’importance de la réalité ou de l’événement vécu »’ 225. Le statut du récit en vient à être transformé puisqu’il énonce les données ethnographiques qui guideront la recherche. Et cela, même si, comme le note l’auteur : ‘« par le choix qu’il fait, le sujet -narrateur va fonctionner comme une sorte de guide à l’intérieur de la zone délimitée dans la réalité, dont il va signaler les points névralgiques. C’est vrai que cette image sera toujours partielle et il reste à l’ethnologue à l’approfondir par d’autres moyens et d’autres outils qui lui seront propres’ »226. L’approche méthodologique de Smaranda Vultur est particulièrement intéressante car elle permet de réintroduire la parole des intéressés dans la démarche de compréhension. Tel fut mon souci : avoir recours aux récits des « déménagés » pour atteindre ce que je considérais comme le pendant de la construction : la destruction.
L’apport de Chantal Deltenre-De Bruycker est plus d’ordre thématique car elle aborde la période de la systématisation engagée par Nicolae Ceausescu dans la commune de Snagov. Elle a recueilli les témoignages des « démolis », tels qu’ils se surnomment, s’interrogeant sur la manière dont on peut survivre à cette dépossession et comment la vie se réorganise dans l’univers des « blocs »227. La commune de Snagov se situe à une trentaine de kilomètres de Bucarest. Dans le giron de la capitale, et destination particulièrement prisée du couple Ceausescu et de la nomenklatura, elle fut un site privilégié d’expérimentation de la politique de systématisation du territoire.
Qu’il s’agisse pour l’une de la spécificité à utiliser les récits de vie dans la démarche ethnologique, ou pour l’autre d’un recueil de témoignages sur l’expérience de la systématisation dans une commune roumaine, toutes deux constituent des apports non négligeables pour aborder les récits des « déménagés » de Bucarest. Les résonances sont multiples entre ces trois études : l’imposition par le pouvoir communiste de nouveaux territoires ou espaces de vie qui contraint un groupe d’individus - les paysans du Banat et d’Oltenie, les paysans de Snagov ou les habitants des quartiers d’Uranus, Rahova et Antim à abandonner leur maison alors qu’elle était selon les termes de Chantal Deltenre-De Bruycker : « ‘leur dernier espace de liberté face au régime, l’espace des fêtes de famille, de tous les cultes ou rites domestiques que les gens, volontairement ou de manière quasi inconsciente, inscrivent dans leur quotidien : gestes, paroles, parcours, décors, etc.’ »228.
A l’instar de Snagov, à Bucarest et sur une échelle plus élevée, 40 000 personnes se sont trouvées dans l’obligation de quitter leur maison et d’emménager dans des blocs. Mon souci de considérer en parallèle la construction et la destruction m’a amenée à prendre en compte les témoignages de quelques-uns de ces « déménagés » pour essayer de comprendre ce que pouvait signifier la naissance de cette monumentalité lorsqu’elle s’édifie sur de l’intime c’est-à-dire la demeure familiale. La question au départ peut paraître naïve tant il est vrai qu’aux grands projets les grands moyens et qu’une phase de destruction a toujours été le préalable aux reconstructions des villes. En cela, le cas de Bucarest n’est pas remarquable, mais le quotidien de l’édification d’une monumentalité a animé mon interrogation.
Dans ce but, j’ai rencontré plusieurs familles de « déménagés » qui ont bien voulu me narrer l’autre versant de ces années de chantier, considérant leur point de vue comme complémentaire à celui des constructeurs. Le sujet principal n’en demeure pas moins la construction du Centre Civique de Bucarest mais agrémenté de la parole de ces « hommes nouveaux », pour qui cette rhétorique politique fut instituée.
Les maisons des personnes rencontrées ont été détruites du printemps 1984 au printemps 1989. Les rues sur lesquelles elles avaient été construites n’existent plus : Strada Baterilor, Orascu, Cenad, Gheorghieui, Putul cu apa rece.
Les entretiens se sont déroulés chez la personne qui nous avait mis en relation, reprenant en cela une démarche identique à celle utilisée pour les constructeurs : utiliser chaque personne-ressource du réseau pour rentrer en contact avec des « déménagés ». Pendant les dernières années de la recherche, j’ai été logée chez un couple de Roumains, qui n’ayant pas vécu exactement la même situation car ils sont encore propriétaire d’une maison sur la colline de la Métropolie, m’ont permis de rentrer en contact avec un grand nombre de personnes : habitants ou constructeurs. Les entretiens furent toujours de longue durée puisqu’ils partaient du principe du récit non pas de leur vie mais de leur déménagement et que, dans la majorité des situations, exprimer comment et dans quelles conditions l’on a quitté un lieu conduit inévitablement les personnes à dire ce qu’elles ont quitté. La maison, en tant que lieu ressource, est à la croisée des multiples chemins qu’un individu doit emprunter au cours de son existence. Destin individuel, professionnel, amical, familial échouent tous à un moment donné dans l’antre et s’y déposent sous la forme de souvenirs, de meubles, de photos et d’étagères habitées par les objets de la vie de chacun. ‘« Avec l’étude de la maison, on pénètre dans le temps du vécu. L’analyse des rapports de sociabilité et des lieux de socialisation scande le temps de la vie, dans l’un et l’autre se juxtaposent les deux versants de la mémoire « autrefois » et « aujourd’hui », « avant » et « à présent », péripéties qui s’annulent au profit d’une durée stable où s’ancre le temps de la collectivité’ »229. S’il est vrai que la maison est l’objet par excellence de la stabilité, la destruction n’est plus un simple avatar de l’existence et vient mettre en péril les fondements de ce cadre existentiel. Evoquer le départ puis la destruction de ce lieu où l’intimité peut s’épancher loin, en principe, du regard de tous ne fut pas une démarche facile pour ces personnes pour qui les entretiens signifiaient une remémoration contrainte d’un moment douloureux de leur existence. Et pourtant tous ont accepté de passer plusieurs heures à me parler de leur expérience de la destruction parce que justement la maison, hormis ces caractéristiques physiques, leur a permis de parler de leur vie et des chemins qu’ils avaient emprunté. Le français fut pratiquement toujours utilisé lors des entretiens et si tel n’était pas le cas, la traduction se faisait de manière simultanée.
Harhoiu D. Bucarest, une ville entre orient et occident. Simetria, Union des Architectes de Roumanie, 1997, p. 31.
Cantacuzino Serban. « Reconstruction in Bucharest and its consequences for the architectural heritage ». Icomos information, avril/juin, n°2/1987.
« Reconstruction à Bucarest et ses conséquences pour l’héritage architectural » : Le style des maisons dans cette zone varie du dix-neuvième néo-classique au début vingtième romantique-national, à l’art déco des années 30. L’intérêt de cette zone réside moins dans les bâtiments individuels que dans l’allure globale, le tout étant mieux que la somme des parties ». (traduction personnelle).
Vultur Smaranda. Istorie Traita - Istorie povestita. Deportarea in Baragan, 1951-1956. Editural Amarcord, Timisoara, Roumanie, 1997.
Vultur S. « De la reconstruction ethnographique à travers les récits de vie » in Ethnologie Française, Romania. Construction d’une nation. 1995/3, p. 473.
Ibid, pp. 474-475.
Ibid, pp. 474-475.
Nom utilisé pour désigner les immeubles d’habitation.
Deltenre-De Bruycker Ch., « Les démolis de Snagov » in L’est : les mythes et les restes. Communications, HESS, n°55 1992, Seuil, p. 89.
Zonabend F. La mémoire longue. Paris, PUF, 1980, p.26.