Les maisons au long cour

La maison est le plus souvent la marque de l’histoire de la famille. Construite par les parents ou les grands-parents, elle a permis aux générations de se succéder dans un univers que, bien souvent, ils se partageaient.

‘« Ce fut un grand choc pour tout le monde. C’était notre maison bâtie par nos parents, par leur travail. Mon père et ma mère l’ont bâtie. Ils ont acheté le terrain en 1933 et en 1935 la maison était finie. Nous étions à côté de mes grands-parents et c’est pour cela qu’ils se sont établis là (...) Toute la famille a habité là. Mon père est mort en 1946 et je suis restée avec ma mère. Ma mère s’est remariée et moi je me suis mariée. J’ai eu deux enfants et nous habitions tous là » (Antigona)’

En Roumanie, l’unité familiale est entendue de manière élargie, les grands-parents, les parents et les enfants vivent souvent sous le même toit. Cette organisation collective s’intitule la maisnie : ‘« La maisnie comprend le groupe domestique (qui chez les Roumains est composé d’un ménage et des enfants, parfois aussi des vieux parents du mari), la cour avec la maison et les alternances, la propriété agricole (...) Ainsi si les départements se composent de villages, les villages se composent à leur tour de maisnies et non pas d’individus ou de familles’ »230. Bien que cette appellation est utilisée pour expliquer l’organisation des villages roumains, il n’en demeure pas moins, qu’en milieu urbain et si les conditions le permettent, l’organisation familiale est en plusieurs points similaire. Mais ici ce ne sont pas les fruits de la production agricole mais les revenus issus du travail qui sont mis en commun.

‘« Elle avait été construite par mes anciens grands-parents en 1890 et quelques. C’était une grande maison avec une grande cour. Elle a abrité trois générations de ma famille. A l’époque de la génération de ma grand-mère, c’était une grande famille. Ils étaient dix frères et soeurs très unis, alors cet endroit là était la maison construite par le coeur de la famille. Pour les mariages, c’était l’endroit où tout le monde avait l’habitude de se réunir » (Ioana).’

La maison est tout à la fois le cadre d’un temps familial synchronique lorsque plusieurs générations se partagent le même toit, mais elle est aussi la marque d’une histoire familiale diachronique en tant qu’élément du patrimoine familial qui se transmet de génération en génération :

‘« C’était la maison de mes parents. Ils l’on faite bâtir en 1940 dans un style cubiste, moderne. Mon père est mort, puis ma mère et moi j’ai gardé la maison. J’ai d’abord voulu la vendre mais je n’ai pas réussi. Alors je me suis dit que j’allais l’arranger. J’ai dépensé presque un demi million de lei pour la rénover. La maison était très moderne, très élégante et très bien bâtie » (Alina).’

On comprend mieux dans cette situation ce que peut représenter la perte de la maison. En premier lieu la valeur affective, cette maison qui témoigne de la stabilité d’une organisation familiale et des conditions de sa réunion. Détruire, la maison c’est en quelque sorte détruire la maisnie, unité minimale d’organisation collective et cadre référentiel en Roumanie. Mais le processus de relogement ne prévoyait pas le déplacement ou la reconstitution de l’organisation dans un autre logement puisque les propositions de relogement ne prenaient en compte qu’une unité familiale restreinte composée des parents et des enfants à leur charge. Ceci constituait un problème d’ordre pratique puisque pour les démolis d’une même maison, il fallait essayer de se procurer deux, voire trois logements distincts.

‘« Nous, nous avions déménagés chez une tante, mais ma mère devait recevoir une garçonnière. On nous a proposé dans le quartier de Ferantar qui est un quartier misérable. J’avais l’occasion de connaître des chefs et ma mère a obtenu une garçonnière à Trumul Taberi. Ma mère aujourd’hui habite de nouveau avec nous » (Mr S.).’

Mais cela constituait plus un problème anthropologique car le nouveau système, de par ses contraintes, interdisait à la structure familiale de perdurer au-delà de la destruction. Le principe idéologique de création de « l’homme nouveau » se donne à voir ici dans sa mise en oeuvre réelle et quotidienne au détour d’un déménagement qui bien plus que le simple traumatisme qu’il provoque, signifie des transformations fondamentales dans le mode d’organisation de la société roumaine.

Notes
230.

Stahl P.H., « L’organisation magique du territoire villageois roumain » in L’homme, t.XIII, n°3, 1973, pp 150-162.