Les résistances

De toutes les personnes rencontrées, une seule me dira avoir essayé de résister face à l’obligation de déménager. Hormis la politique générale de réaménagement du territoire, plusieurs éléments ont concouru à cette absence de mobilisation des individus autour de leur maison et rendent tout à fait compréhensible leur plus ou moins grande résignation à déménager. Le climat de surveillance auquel le pays était de plus en plus soumis contraignaient les individus à prendre acte du fait qu’ils ne pouvaient plus rien face à un pouvoir de plus en plus policier.

‘« Quand vous avez conscience de ne pas pouvoir vous opposer à ce régime trop puissant, trop policier. Le régime était mauvais mais dans la majorité des cas, cela s’est passé assez facilement. C’est difficile pour vous de comprendre, je sais vous vous attendez à des réactions. Pas de réactions collectives, parce que la police politique avait assez de force pour empêcher cela » (M. S)’

La désorganisation totale de la collectivité ne permettait pas d’engager des manifestations d’opposition face à un pouvoir qui se raidissait de plus en plus.

Une opposition intellectuelle et politique quasi inexistante et qui, lorsqu’elle intervenait, n’arrivait pas à enrayer le processus.

La lettre des six233 ou la mobilisation de quelqu’un face à la destruction du monastère de Vacaresti ou de certains édifices publics démontrent, que même relayées par un niveau collectif, les protestations n’aboutissaient pas.

On peut donc comprendre qu’au niveau individuel les possibilités d’une résistance aient été considérées comme saugrenues et inefficaces et que les habitants ne se sont pas engagés dans une lutte dont ils savaient à l’avance les désagréments qu’elle pouvait leur créer.

Et pourtant, il y a le cas de cette dame, qui jusqu’au dernier moment, essaya de sauver des griffes des bulldozers la maison qu’elle avait hérité de ses parents. Son histoire est tragique puisque, après avoir tout tenté en vain pour garder sa maison, celle-ci finit par être détruite en mai 1989, quelques mois avant la fin du régime, qui dans ce laps de temps n’a pas eu l’occasion d’engager des constructions sur son terrain. Terrain dont elle revendique, aujourd’hui, la propriété puisqu’ayant refusé de rendre l’acte de propriété de la maison, elle a continué à payer des impôts.

J’ai voulu qu’une partie non négligeable de l’entretien de son récit de résistance soit présenté ici, tant ce témoignage représente un cas unique de mobilisation individuelle, parmi les personnes que j’ai rencontrées.

‘« J’étais la seule propriétaire qui a fait partie de la résistance dans ce quartier, tous mes voisins étaient déjà partis.
Les responsables de la Mairie venaient chaque jour et me disaient que je devais partir. Ils me l’ont demandé dès février 1989.
Ils ont commencé les pressions : ils ont coupé le téléphone, et deux mois plus tard, l’électricité. Je me suis arrangée pour avoir de la lumière en installant un fil sur l’électricité de la rue. De cette manière je pouvais faire de la cuisine, je pouvais laver et repasser mais seulement entre dix heures du soir et jusqu’au matin. Mon fil passait par le compteur, c’est-à-dire que la lumière que je consommais pendant la nuit était enregistrée, alors j’ai payé la lumière. Ils sont venus avec un officier en me disant que je vole l’électricité et je leur aient démontré que cela était faux. Je suis restée pendant trois mois sans électricité et sans téléphone. Mais début avril, ils sont venus alors que j’étais sortie. La maison se trouvait sur un terrain complètement vide. Dans la cour il y avait deux grands chiens, comme ils ne pouvaient pas entrer, ils sont passés par l’arrière de la maison, ils sont montés par le toit et l’ont enlevé. Ils m’ont laissé sans toit. On m’a dit, car moi je n’étais pas à la maison, que c’étaient des gens de la mairie. Cela signifiait une violation de domicile (...) Moi je continuais à habiter là et pendant ce temps-là les événements se précipitaient, pendant tout ce temps il y a eu la lettre des six. L’atmosphère était un peu tendu mais ils sont quand même venus le 7 mai en me disant que je devais déménager le lendemain. Mais je leur ait dit que je n’allais pas partir. J’étais absolument seule, les voisins étaient partis depuis janvier 1989. Je leur ait dit « moi je ne déménage pas, je m’installe ici où c’est libre mais je ne pars pas d’ici ». Alors, ils sont venus avec un policier et ils ont fait des pressions et j’ai dû déménager. Et le terrain est resté libre, il n’y a rien eu sur mon terrain, il n’a pas eu le temps de faire quelque chose. Ma maison a été détruite en une journée, je suis partie à huit heures du matin, à quatre heures de l’après-midi, il n’existait plus rien ». (Alina)’

Sans parler d’une résistance affichée, il existe néanmoins des formes plus douces de résister. Le simple fait de retarder la date du déménagement, de refuser de signer l’acte de dépossession de la propriété, même si dans les faits cela ne changeait rien au processus, la volonté de trouver par soi-même un logement plus attractif ou de négocier avec les autorités un appartement plus grand, représentaient des gestes qui, parce qu’ils tentaient de contourner le système imposé, pouvaient s’apparenter à des actes de résistance.

Il y a eu en revanche des manifestations de protestations collectives organisées par les habitants lorsqu’il s’est agi de détruire des éléments du patrimoine, public ou religieux. Celles-ci étaient tolérées par les autorités parce qu’elles ne pouvaient en aucun cas mettre en péril l’avancée des travaux. Ici, un exemple d’une forme de mobilisation symbolique puisqu’elle intervient après la destruction d’une église.

‘« Les gestes de protestation, c’était d’allumer des chandelles à la place de l’église après la destruction. Les autorités toléraient cela un jour ou deux, et petit à petit on évacuait les protestataires, les soi-disant protestataires » (M. S.).’
Notes
233.

Afin de protester contre les directions prises par le gouvernement de Ceausescu, six personnalités roumaines rédigent une lettre de protestation à l’attention de Nicolae Ceausescu. Les six personnalités qui ont rédigé la lettre sont Apostol G. - ancien membre du bureau politique et ex-président de l’Union générale des syndicats - , Birladeanu A. - ancien membre du bureau politique et ex-président du Comité d’Etat pour la plannification -, Manescu C. - ex-ministre des Affaires étrangères et ex-président de l’Assemblée générale de l’ONU -, Pirvulescu C. - membre fondateur du parti communiste roumain-, Raceanu G. - vétéran du PCR -, Brucan S. - ex-rédacteur en chef par intérim du journal Scintea. Dans leur lettre, les signataires critiquent plusieurs points de la politique menée et figurent parmi ceux-ci, le programme de systématisation des villages et la construction onéreuse du Centre Civique de Bucarest.