Les reliques

A défaut de pouvoir préserver son bien on tentait, lorsque cela était possible, de « sauver les meubles » au sens strict et littéral du terme. Par faute de prévisions et d’informations officielles, le déménagement se faisait avec les moyens du bord, entourés de quelques amis.

‘« J’ai déménagé avec toute ma famille. J’ai une grande famille qui m’a aidée et aussi avec quelques voisins qui habitaient plus loin et qui ont eu la chance de ne pas perdre leur appartement. j’ai pu emmener tous les meubles et même les parquets ». (Alina)’

La précipitation du départ n’empêchait pas les « déménagés » d’empaqueter toutes les affaires de la maison. La perspective d’une réduction significative de l’espace dans le nouveau logement n’effrayait pas non plus ceux qui, en plus des meubles, ne désiraient pas se séparer du parquet ou de quelques gros éléments de l’ancienne demeure : acte entièrement symbolique car bien souvent l’exiguïté du nouveau logement ne permettait pas d’en profiter et il était plutôt source d’inconfort.

‘« J’ai mis dans mon appartement actuel, qui fait 50 m2, toutes les choses qui étaient dans la maison, en une seule journée. J’ai mis le lit et autour, c’était un dépôt. J’avais un petit chemin jusqu’au lit. Même aujourd’hui, je continue de faire des aménagements dans l’appartement pour gagner 10 cm2, de mettre une bibliothèque. C’est très difficile. C’est amusant, je n’ai pas perdu la tête, je pense que mon père et ma mère (sic : décédés) m’ont aidée ». (Alina).’

Ou encore cet autre « déménagé » qui préfère condamner une pièce entière dans le nouveau logement pour garder les affaires de sa femme et de sa belle-mère décédées.

‘« Dans mon appartement, après la mort de ma femme et de ma belle-mère, il y a des choses qui sont restées. J’ai une chambre dans laquelle je ne rentre pas du tout. Il y a là diverses choses » (Adi). ’

Mais plus encore que les meubles, les artifices de la maison sont, dans certains cas, démontés et emportés : une famille a dû racheter son parquet pour le poser dans le nouvel appartement et lors de l’entretien, ils m’ont expliqué de quelle pièce de l’ancienne maison il provenait :

‘« Celui-là est celui de la mansarde, mais dans les autres chambres il y a celui qui était au rez-de-chaussée. Mais c’est une chose étrange d’acheter le parquet de sa propre maison » (Famille G.).’

Et puis aussi la cheminée qu’ils ont rachetée et qu’ils ont offerte à un ami. Si décemment on ne peut tout faire rentrer, alors on décide de donner à des proches ce qui faisait la valeur de la maison.

‘« D’après la loi tu n’avais le droit d’emmener que tes affaires personnelles. Tu n’avais pas le droit de démonter des cheminées anciennes auxquelles tu étais attachées ou qui étaient très jolies. Si tu faisais ça tu ne pouvais pas recevoir l’intégralité du dédommagement ». (Famille G.).’

Dans un contexte plus rural, Chantal Deltenre-De Bruycker relate les récits des « démolis » de Snagov qui dans la précipitation du déménagement trouvèrent le temps d’emmener quelques éléments de leur maison. Sans avoir à quoi ils leur seraient utiles dans un bloc, ils prenaient les portes, les clôtures ou les palissades en bois. Avec ces divers éléments, ils tentaient de recréer, dans l’espace de l’appartement ou autour du bloc, ce qu’ils avaient perdu lors de la démolition. Il n’est pas rare de trouver autour des blocs des lopins de terre nettoyés et arrangés en vue d’être cultivés. Cet arrangement permettait de recréer, dans un contexte différent, l’espace vital de la maisnie. C’est ainsi que « ‘appentis et lopin de terre renvoient à l’espace où s’inscrit la maison roumaine : délimitée par une clôture (autour de la maison et de la cour), il correspond à ce qui, sous le nom de « gospodaria » tout à la fois le groupe domestique, la cour avec la maison et les dépendances, et la propriété agricole ’»234.

A Bucarest, on emmènera ce qui faisait le charme et la spécificité de la maison : les poignées de porte ou de fenêtre, le parquet, les cheminées et, lorsqu’on la trouve, la plaque de la rue.

‘« on a d’abord fait à part le déménagement des fringues et du mobilier, on a démonté les petites choses qui faisaient partie de la maison mais aussi de toi. C’est-à-dire les fermetures des fenêtres qui étaient très anciennes et très belles puis on les a partagées entre nous ». (Ioana).’

A l’issue de ce dépeçage, qui pour cette habitante reste dans son souvenir comme un moment festif, l’heure de la redistribution arrive.

‘« Donc chacun a pris des petites choses, les poignées de portes, une petite dalle des mosaïques de la salle. C’était la partie la plus triste de tout ». (Ioana).’

La création de l’homme nouveau se confronte à ces gestes du quotidien qui préservent les choses du passé au lieu des les abandonner à la destruction. On préfère racheter ce dont on est déjà propriétaire pour être en mesure, au moins « chez soi », d’échapper à cette vague destructrice.

L’aménagement de l’espace « public » et celui de l’espace « privé » exprime encore une fois la tension, aussi ténue soit-elle, entre un projet de société imposé, où les

cadres, notamment spaciaux sont entièrement redéfinis, et l’aménagement de l’espace intime qui tente par tous les moyens de préserver ce que de l’autre côté le pouvoir tente de supprimer.

Notes
234.

Deltenre-De Bruycker Ch. « Les démolis de Snagov » in L’est : les mythes et les restes. Communication, n°55, 1992. Seuil. p.104.