Transition

Au fil des récits une histoire s’élabore en beaucoup de points différents de la version officielle proposée par le pouvoir. Une histoire du quotidien dans laquelle chacun peut à loisir évoquer le chantier à partir de son angle de vision. Ici histoire officielle et histoires individuelles cohabitent et donne lieu à l’édification du Centre Civique. Ces parcours individuels, qu’il s’agisse de ceux des constructeurs ou ceux des habitants sont autant d’éléments qui donnent un contenu à l’envers du décor. Il y a une image récurrente lorsque l’on se trouve sur l’Avenue de la Victoire du Socialisme : dans l’embrasure des porches de la « nouvelle architecture » se détachent des fragments de l’ancien site. Cette architecture perméable laisse à chacun la possibilité d’entrevoir le verso du décor. L’édification, elle aussi se décline en recto-verso. Il y a juste dans l’embrasure de cette nouvelle société roumaine « multilatéralement développée » des histoires de maisons de familles, des soucis d’approvisionnement, des cheminées que l’on voudrait préserver de la destruction, des parquets que l’on démonte, des mariages qui se célèbrent dans cette maison de famille. Le verso se compose d’une multitude d’anecdotes personnelles et familiales tragiques ou drôles qui se déroulent derrière les portes des maisons, non loin de l’embrasure des nouveaux porches. Les histoires de chacun et celle du Centre Civique sont intimement mêlées, pour les uns il s’agit de concilier annonce du déménagement et souci de relogement, pour les autres de participer au chantier tout en le subissant de manière individuelle. Ainsi, ce professeur d’architecture, spécialiste de l’architecture totalitaire qui se souvient avoir suivi d’une de ces fenêtres et pris en photos l’avancée des destructions. Comme ici, beaucoup ont eu à vivre les deux réalités du chantier.

De ce fait, il y a parallèlement aux récits des destructions, une oralité à propos de la construction qui vient se superposer aux discours officiels. La modernité contenue dans le principe de systématisation, se raconte ici selon un point de vue bien différent. De cette oralité surgit une construction qui est le fruit d’un système d’informations parallèles à celles que le pouvoir peut délivrer. Loin de la phraséologie officielle, l’oralité nous mène tout droit vers un contenu architectural qui diffère de celui élaboré par les architectes.

L’ethnographie du chantier dans les récits des Bucarestois donne lieu à l’élaboration d’un texte que nous qualifions de « gigantexte », c’est-à-dire que, à la manière de toutes productions orales et notamment celles qui relèvent de l’univers légendaire, il concoure à dévoiler le sens que chacun donne à un événement. Ici, le quotidien du surgissement d’une monumentalité se raconte dans la circulation d’un univers oral de la construction.