I) LE MONDE DES RECITS

1) Oralité autour d’une construction et d’une destruction

L’absence de documents ou d’informations à propos de l’édification du Centre Civique constitue une caractéristique principale de son histoire. Comme le confirme une personne rencontrée :

‘« On ne parle pas du tout du Centre Civique dans les discours officiels ». ’

La difficulté rencontrée sur le terrain pour trouver des sources officielles écrites à ce sujet témoigne de la nature de la construction. Son élaboration au quotidien apparaît au travers des récits des constructeurs comme l’une des données fondamentales du nouveau Centre Civique. Les directives ou les orientations changent à l’occasion de chaque visite hebdomadaire.

‘« C’est formidable, il n’existe pas un mètre carré qui n’ait pas été changé, mais changé complètement. Car après deux ou trois semaines, il revenait à son idée antérieure. C’est pour cela que j’avais un grand dossier avec des notes et avec toutes les discussions qui avaient eu lieu lors des visites. J’avais l’idée que lorsque la maison serait terminée, il demanderait des comptes quant aux dépenses. Je pense qu’il était nécessaire de pouvoir lui donner une explication » me dira l’ancien directeur de l’un des deux instituts de construction.’

Dans ces conditions, il est difficile pour les constructeurs de suivre ou de se référer à un projet initial mais encore plus difficile de produire des documents - acte de sédimentation d’une pensée ou d’une réflexion - d’un projet qui se révèle être mouvant235. Si l’absence de documentation gêne le chercheur, présent sur le terrain de manière éphémère, cette absence est beaucoup plus problématique pour ceux envers qui la subissent. La construction s’élabore dans l’ombre du pouvoir en dehors duquel aucune information officielle n’est disponible. Il apparaît que les individus concernés par le projet « mouvant », c’est-à-dire la majorité des Bucarestois, ont trouvé le moyen de détourner l’absence d’écrits en ayant recours à l’oralité. Par conséquent cela a des incidences directes sur la place prise par l’oralité dans la connaissance que les Bucarestois ont acquise de la construction. Et si d’un point de vue méthodologique, l’orientation prise est celle d’un compte rendu de l’oralité, c’est précisément parce que l’édification se raconte, s’écoute au lieu de s’écrire, pour la simple raison que le quartier fut édifié en dehors de tout projet préalable. L’oralité est utilisée comme un moyen efficace pour contourner l’absence d’écrits.

Notes
235.

L’absence de document officiel a inspiré une réflexion à Cristina Bucica dans un article, « Le tremblement de Bucarest », qu’elle consacre justement à cet aspect. Elle émet l’hypothèse suivante : « Le moteur de la société communiste serait alors non pas la maximisation du profit, spécifique à la société capitaliste, mais la maximisation du pouvoir allocatif et des ressources disponibles (...). Si on essaye de transposer ce type de jugement à notre domaine, le manque de documentation peut être vu lui aussi comme une forme de contrôle, plus ou moins conscient et intentionnel », in Annuaire de la Société d’Anthropologie culturelle de Roumanie, Paideia, Bucarest, 1999, p.119.