Le statut de l’oralité

L’absence de réel projet initial, les changements perpétuels, la construction qui s’élabore au quotidien, comme le laissent apparaître les récits des constructeurs, constituent donc des données principales dans l’élaboration d’une connaissance, en l’occurrence, celle de la construction. Elle ne peut qu’être appréhendée qu’à travers l’oralité, tout du moins pour tous ceux se situant à sa marge, c’est-à-dire les étrangers à la garde rapprochée du couple Ceausescu. Mais cette oralité n’acquiert du sens que lorsqu’elle est mise en relation avec l’univers dans lequel elle est produite, autrement dit, lorsqu’elle est insérée dans le contexte particulier qui la fonde comme unique source possible d’information et de production de connaissance.

En outre, si l’oralité relatée ici concerne principalement le Centre Civique, les récits oraux transmis à demi voix peuvent embrasser tous les domaines de la vie quotidienne (comme nous le révéleront les histoires drôles). L’oralité acquiert un statut différent lorsque toutes les autres formes d’échanges sont interdites. Les dernières années du régime de Nicolae Ceausescu sont marquées par un système de répression très efficace. L’on soupçonne la Securitate d’être partout présente de jour comme de nuit. L’échange de paroles avec les étrangers est interdite et lorsqu’elle a lieu, elle doit faire l’objet d’un compte-rendu auprès des autorités. Toute forme d’intimité est supprimée. Ceci n’est pas sans nous rappeler les écrits prophétiques d’un certain George Orwell qui dans les premières pages de son livre 1984 décrit le processus par lequel l’intimité est effacée au profit d’une surveillance extrême et quotidienne :

‘« Derrière Winston, la voix du télécran continuait à débiter des renseignements sur la fonte et sur le dépassement des prévisions pour le neuvième plan triennal. Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au-dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu. Naturellement, il n’y avait pas moyen de savoir si, à un moment donné, on était surveillé. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pensée se branchait-elle sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait même imaginer qu’elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute façon, elle pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu’elle le désirait. On devait vivre, on vivait, car l’habitude devient instinct, en admettant que tout son émis était entendu et que, sauf dans l’obscurité, tout mouvement était perçu »236.’

Les conditions de vie en Roumanie n’ont rien d’une fiction et la réalité de la vie quotidienne a, dans bien des cas, rattrapé les descriptions prophétiques des romans de fiction politique.

Notes
236.

Orwell G., 1984. Gallimard, 1950, p. 13.