L’édification du Centre Civique se déroule dans un contexte de répression qui touche l’ensemble du pays. La dernière décennie du régime de Nicolae Ceausescu reste dans la mémoire des Roumains comme une période extrêmement éprouvante eu égard à leurs conditions de vie tant matérielles que morales. Sur tous les fronts, la quotidienneté se résume à une lutte contre les éléments pour envisager la possibilité d’une survie. Le pays s’installe sur la voie de la misère à partir de la fin des années 70. Le quotidien est pris entre le marché officiel où il est de plus en plus difficile de se procurer quoi que ce soit, et le marché noir qui de manière souterraine donne la possibilité d’acquérir quelques produits. Cette situation est le fruit de deux scénari ainsi résumés par Catherine Durandin : ‘« le premier est marqué par l’endettement, le second par le choix de l’autarcie dans une gestion policière de la pénurie’ »237. Dans le cadre de la politique extérieure, l’objectif est de diminuer le déficit en réduisant les dettes extérieures dues à l’Occident. Sur le plan intérieur, l’industrialisation du pays reste l’objectif majeur dans le cadre d’une politique de modernisation du pays, tout en collant au programme idéologique d’élévation du rang de la classe ouvrière.
Cette politique d’indépendance financière vis-à-vis de l’Occident, et de développement de l’industrie, entraîne le pays dans un engrenage fou, celui d’une autarcie totale. Les directives à l’encontre de la consommation se durcissent à partir de 1981 lorsqu’un décret fixe les normes de consommation pour les produits de première nécessité. Cette situation de durcissement se généralise à l’ensemble des activités comme l’évoque le texte de Catherine Durandin : ‘« les unités industrielles sont gérées de manière quasi militaire. Les exhortations à la production se multiplient. La rémunération au rendement est instituée dans toutes les unités professionnelles et le revenu minimal n’est plus garanti. Les entreprises passent un accord global considéré comme la norme impérative : cet accord définit la rémunération en fonction du contrat que le travailleur s’engage à respecter. L’absentéisme est réprimé’ »238. Tous les efforts doivent servir un seul dessein, celui de l’indépendance économique du pays tout en augmentant la productivité de l’industrie. Les répercussions de ce programme national sont désastreuses pour la population. Les restrictions concernent l’ensemble des domaines de la vie de tous les jours. Se nourrir, se chauffer, s’éclairer relève de la prouesse quotidienne comme l’évoque un Bucarestois :
‘« On disait par exemple, 16° est une température confortable à l’intérieur des maisons pendant l’hiver ». ’Les magasins restent désespérément vides de produits de première nécessité, les étals des magasins d’Etat relayent la politique volontariste. Comble de l’absurde, la pénurie est transformée de manière rationnelle en une éducation pour une meilleure alimentation selon une base scientifique. L’alimentation est elle, aussi, planifiée lorsque Ceausescu déclare les bienfaits d’une baisse des apports en calories pour une meilleure santé.
Le cynisme du témoignage d’un jeune architecte révèle l’état d’esprit des Bucarestois face à cette situation de misère alimentaire.
‘Il y a derrière le grand magasin Unirea un endroit où l’on vend des légumes et des produits alimentaires. Le bâtiment fut terminé en 1987. Dans ce bâtiment qui est immense, il y a des espaces commerciaux non utilisés qui se répartissent autour d’une fosse. En raison de cette morphologie, on l’appelait « le cirque de la faim » ou « circul foame » en roumain. On était censé présenter des produits alimentaires, mais ils manquaient. On l’appelait aussi le « musée de la viande ». En 1988-89, la demande d’aliments était normale mais le système donnait très peu par rapport à la demande. Mais il y avait une sorte d’ordre oral qui signifiait qu’il ne fallait jamais laisser les vitrines vides car il y avait des étrangers qui visitaient le pays et qui ne devaient pas voir de vitrines vides. On avait l’ordre de tenir une certaine quantité de produits dans les vitrines et de ne vendre que ce qu’il y avait en plus. Quand il n’y avait plus rien, la vente cessait mais la banque restait pleine. Donc on pouvait visiter, on pouvait voir mais jamais manger, c’était comme un musée. Il y avait toujours de la viande et d’autres produits à base de viande dans les vitrines, en roumain on disait « Muzeul carni », le musée de la viande.’Nombreux sont les témoignages qui évoque avec cynisme la situation déplorable dans laquelle ils se trouvaient. A tel point que l’on peut considérer le recours à l’humour comme une ressource supplémentaire permettant d’accepter cette situation. Les occasions de moqueries ne manquent pas et chaque difficulté rencontrée dans la vie quotidienne donne lieu à une raillerie permettant de transformer la difficulté des conditions de vie en constat de leur absurdité.
Au cours de la décennie 80, la situation économique du pays s’aggrave. Mais cela n’empêche pas Nicolae Ceausescu de refuser en février 1988 « la clause de la nation la plus défavorisée » qui lui était accordée par Washington depuis 1975. Seules les ressources intérieures seront utilisées au remboursement de la dette extérieure. Ces décisions politiques engagent la population roumaine dans une situation d’enfermement qui ressemble fort à un siège, selon la formule de Catherine Durandin : « ‘il y a un style d’assiégés dans l’identité que le chef de l’Etat propose aux Roumains’ »239 et que les Roumains contourneront tant bien que mal en ayant recours au système D et au marché noir.
Dans ce contexte général de marasme économique, le chantier pharaonique du Centre Civique se poursuit à un rythme accéléré en dehors de toute limite budgétaire. Soumettant les Bucarestois à une double temporalité : la pénurie de leurs conditions de vie et l’opulence fastueuse présagée par l’ampleur du chantier.
Durandin C., Histoire des roumains, Fayard, 1995, p. 443.
Ibid, p.447.
Ibid. p.442.