Légendes urbaines à Bucarest

Les récits sur le Centre Civique s’apparentent, dans la forme, à des rumeurs ou à une production légendaire que les Bucarestois se sont construits à partir d’éléments provenant des rares informations mises à leur disposition.

Les légendes ou rumeurs urbaines constituent depuis 1981 un champ de recherche institutionnalisé240. Les auteurs font une distinction entre ces deux formes de récit tout en s’accordant sur leur proximité et leurs ressemblances, comme formant deux dimensions d’un même phénomène. Toutes deux sont le résultat d’une production collective dont le message se transmet de manière orale. La véracité du message n’est jamais mise en doute et leurs fonctions sociales sont similaires.

Jean-Bruno Renard définit la légende ainsi : « ‘un récit anonyme, présentant de multiples variantes, de forme brève, au contenu surprenant, raconté comme vrai et récent dans un milieu social dont il exprime les peurs et les aspirations’ ».241 Les rumeurs sont le genre narratif le plus proche de la légende. Il consiste en un énoncé bref qui peut, en se développant sous la forme d’une histoire faisant appel à un fond mythologique, devenir une légende.

Michel-Louis Rouquette expose quatre caractéristiques qui permettent de définir le phénomène de la rumeur et qui, selon Jean-Bruno Renard, sont aussi valables pour les légendes.

Le premier point de définition concerne l’implication des individus dans la transmission de la rumeur. Les individus qui propagent la rumeur sont directement concernés par le contenu de celle-ci dans la mesure où « ‘les contenus produits et propagés se rapportent à des caractéristiques de l’existence actuelle des individus’ »242. Puis, vient le facteur d’attribution dans la mesure où la rumeur est le discours que l’on attribue à tel ou tel événement. La négativité est le troisième point qui permet de définir le procès de la rumeur. Elle s’attache le plus souvent à énoncer des visions négatives sur ce qui nous entoure. En dernier lieu, le phénomène peut se définir par l’instabilité du message. Une instabilité qui est due aux oublis, aux rajouts, aux transformations apportées lors de l’écoute de la rumeur. Cette instabilité est le corollaire du premier trait distinctif de rumeur : le locuteur qui s’implique personnellement dans la transmission du message se donne le loisir de le transformer en fonction de son uvers propre, fait de connaissances préalables, obsessions ou préoccupations.

L’ancrage dans le réel est une des caractéristiques des légendes contemporaines, comme nous le disent les auteurs d’un ouvrages sur les légendes urbaines: « ‘la légende contemporaine n’est pas toujours un récit relevant du surnaturel. Au contraire, elle joue souvent la carte du réalisme. Elle n’est pas non plus fausse, car elle s’élabore à partir de faits réels et mêle le vrai, le vraisemblable et le faux » ’ 243 . Pour certains auteurs, la légende urbaine est une des formes contemporaines de la pensée symbolique244. Elle s’oppose à la pensée rationnelle en étant d’abord un produit collectif qui manipule des objets concrets élaborés par un raisonnement analogique. A travers la production de récits de type légendaire, « ‘la société parle de ses propres questionnements dans un langage symbolique parce qu’elle ne veut pas ou ne peut pas le dire autrement’ »245.

Et pourtant, si ressemblances il y a, quelques distinctions persistent. L’apparition d’une rumeur est liée à ‘« des circonstances immédiates de l’actualité et à des implications directes sur leurs destinataires’ »246. Sa durée est éphémère en raison de son caractère conjoncturel. Si l’événement qui est contenu dans son message vient à disparaître, il peut entraîner avec lui la disparition de la rumeur. En revanche, une légende est moins soumise aux péripéties de l’actualité puisque son corpus fait appel à un fond plus ancien en tant qu’elle peut être une des variantes des récits mythologiques.

Pour le Centre Civique, la brièveté des énonciations apparente plus le récit à des rumeurs. Elles apparaissent au travers des témoignages comme le seul mode d’information à la disposition des Bucarestois pour se créer un savoir propre sur ce chantier interdit venant appuyer les propos de Smaranta Vultur qui considère que : ‘« Les mythes et les légendes sont aussi présents comme modèles d’une reconstruction mémorielle surtout pour ceux qui n’ont pas été impliqués d’une façon directe dans les événements, mais plutôt comme témoins indirects’ »247.

Notes
240.

Jean-Bruno Renard effectue un état des lieux sur les recherches dans ce domaine dans Rumeurs et légendes urbaines.. PUF, 1999, pp..40-44.

241.

Ibid. p. 6

242.

Rouquette M.L., « Le syndrome de la rumeur » in Communications, Rumeurs et légendes contemporaines. N°52, 1990, Seuil.

243.

Campion-Vincent V., Renard J-B., Légendes urbaines. Rumeurs d’aujourd’hui. 1992. Documents Payot, p. 119.

244.

Renard J.B., Rumeurs et légendes urbaines.. Puf, 1999.

245.

Ibid. p.123.

246.

Reuma ux F., La veuve noire. Méridiens Klincksieck, Paris, 1996, p.146.

247.

Vultur S., « De la reconstitution ethnographique à travers les récits de vie » in Ethnologie Française, Romania. Construction d’une nation. 1995/3. Armand Colin, p.474.