Les sacrifices

‘« Je ne sais pas si cette histoire est vraie ou non. Le quartier était appelé « la vallée des plaintes » car il y a eu beaucoup de personnes qui se sont suicidées ou qui ont eu des congestions cérébrales ou des infarctus, qui sont morts des causes de la démolition » (M.G)’

La mort représente le deuxième corps thématique des rumeurs. Elle est présente sous une forme sacrificielle au travers des récits sur les suicidés ou les morts violentes. Le sentiment de sacrifice, qu’il revête n’importe quelle forme (mort, conditions de vie misérables), est rationnellement inscrit dans la politique du pays. Le sacrifice est édicté en loi au nom de la création de « l’homme nouveau » et l’édification d’une « société socialiste multilatéralement développée ». Il est donc logique que la rumeur relaye les résultats de ces grands principes mais en incarnant les sacrifices. Ce n’est plus une nation qui se sacrifie au nom de sa modernisation mais des individus, « mon voisin » que l’on a « suicidé ». Les variantes sur les morts s’actualisent en fonction de l’univers de chacun.

‘« Là-bas, beaucoup de militaires sont morts. Ils sont morts vivants, la terre leur ait tombé dessus (...) Et puis d’autres, lorsqu’ils avaient fini un travail, ils disparaissaient ».’ ‘ « Je connais trois ou quatre cas de suicides. J’en ai entendu parler. Je ne connaissais pas les personnes » (Adi). ‘« Cezar Lazarescu, par exemple, il était mon ami. Je pense qu’il s’est suicidé à cause de cette affaire. Il avait des problèmes de circulation, il a fait trois attaques. Le médecin lui recommandait du repos et de la chaleur. Il a voulu avoir une attaque pour en terminer ». (M.C.).’ ‘« Vous pouvez comprendre qu’il y a des gens qui sont morts quand la décision de déménager est venue ». (A.P.).’

Le déménagement peut avoir eu des incidences fatales, quelqu’un attribuant le sort de ses proches aux conséquences du départ.

‘« En juin 1990, ma femme est morte, ma belle-mère en septembre et l’autre femme qui vivait avec nous aussi en septembre, trois décès en deux mois. Mais je vais vous dire que ma femme était malade à cause justement de ce stress, de cette situation avec les démolitions. Elle a eu un cancer. C’était un des motifs. Et l’autre motif, c’était Tchernobyl. Elle a senti, moi j’étais dehors toute la journée mais je n’ai rien senti, mais elle était seulement dans la maison et elle a senti quelque chose » (A.).’ ‘ « Je connais trois cas de suicide dans la zone. Il y a eu un homme très âgé avec une retraite très petite. De propriétaire il devenait locataire et toutes les dépenses devenaient plus grandes. Alors, ils ne se suicidaient pas seulement par caprice ou psychose mais leurs revenus n’étaient pas assez importants pour payer les taxes dans un bloc comme locataire » (Mme M.). ‘« Il y a eu énormément de cas où ils se sont suicidés. Ils n’ont pas résisté, après deux mois ils sont morts. Après avoir vécu une vie entière dans la même atmosphère, dans sa maison, l’organisme n’a pas supporté » (L.).’

Enfin,

‘« Ce n’est pas une bonne construction, c’est une construction excellente, très résistante. Je ne suis pas sûr mais tout le monde dit que beaucoup de gens qui ont travaillé ici ont été tués pour ne pas dire tout ce que l’on fait dans le sous-sol, parce qu’il y a cinq ou six étages de construction dans le sous-sol. Il y a un réseau de liaison avec le métro, avec la gare du nord, avec Snagov, et tout ça » (A. A).’

Ismaïl Kadaré, dans son roman Pyramide, consigne, dans la chronique qu’il fait de la construction de la pyramide de Kéops, un ensemble de faits de sacrifices très particulier251. Les constructeurs qui avaient en charge l’aménagement des parties sensibles, secrètes de l’édifice savaient qu’ils ne pouvaient espérer vivre très longtemps car ils détenaient trop d’information sur le bâtiment. Des liens très troublants et des ressemblances étonnantes existent entre les faits de la chronique et les récits de construction du Centre Civique.

De manière plus générale, Ismaïl Kadaré considère le recours au sacrifice dans les pays communistes comme « une mentalité politique » qui constitue l’essence même du pouvoir totalitaire. Pour ceux-ci, la version mythique et légendaire a laissé la place à une version politique du sacrifice : ‘« la légende du sacrifice, celle que les anciens ont chantée en certaines occasions, dans les célébrations mythiques au début d’une guerre ou d’une construction, devenait sous le socialisme, la psychologie dominante. Peu à peu, elle se convertissait en une seconde philosophie, une mentalité permanente qui colorait le climat général. L’autel du socialisme demandait ses victimes’ »252.

Notes
251.

Kadaré I., La pyramide, Fayard, 1992.

« Pour ce qui était du risque de payer de sa vie la moindre erreur, un autre groupe était encore plus en droit de le redouter : celui qui s’occupait des plans de l’aménagement intérieur de la pyramide, en particulier les entrées et les sorties secrètes du procédé de fermeture hermétique de la chambre funéraire, ainsi que des faux accès destinés à fourvoyer les pillards. Dès l’époque des premières pyramides, nul n’ignorait qu’aucun des membres de ce groupe ne ferait de vieux os. On découvrait toute sorte de prétexte pour les condamner ou les supprimer, mais le véritable motif de ces mesures était bien connu : le secret devait être enterré en même temps que ces détenteurs ». p. 39.

252.

Ibid, p.183.