La malédiction du lieu

Une série de morts violentes, non naturelles, frappe les personnalités qui ont construit sur la colline. L’histoire de la colline est marquée par ces multiples malédictions et le couple Ceausescu n’est moins concerné par cette filiation historique :

‘« Probablement qu’on ne lui avait pas dit que l’endroit est maudit parce que tous ceux qui ont construit là-bas ne sont jamais morts d’une mort naturelle. Au début, celui qui a construit son palais et qui a eu la tête coupée. Cuza qui a construit l’Arsenal qui a été détrôné et exilé. Et Ceausescu » (Directeur du Musée d’histoire de Bucarest).’

Le sacrifice ultime de l’histoire de la dernière décennie roumaine, est celui du couple Ceausescu, leur fin violente et rapide marque à tout jamais la destinée de ce pays. Regards éberlués et bouche muette des spectateurs qui à travers le monde ont pu assister, presque en direct, à la liquidation du couple honni. Dans le prolongement des récits à propos des « sacrificiés », le dernier sacrifice est inscrit dans l’histoire même du lieu d’édification de l’ensemble architectural. L’histoire de la colline de l’Arsenal, précisément là d’où émerge le Palais du Peuple, contenait déjà les derniers rebondissements de cette construction. Au cours de l’histoire de la ville, la colline de l’Arsenal a connu un sort particulier dans le paysage urbain. Elle est l’une des trois collines représentatives de la ville et représente un point stratégique qui la rend attrayante aux yeux des pouvoirs.

A l’origine, la colline est l’emplacement de la première cour princière (l’Ancienne Cour) qui représente pour les historiens la naissance de la ville de Bucarest. La cour fut édifiée par le Voïvode Mircea Ciobanu. La Cour ne se situe pas exactement sur la colline mais en contrebas, or « ‘une position plus haute d’un tel ensemble aurait semblé plus logique. Je crois que cette disposition aurait pu être dictée soit par des considérations d’ordre stratégique, soit par certaines particularités du terrain, car on ne peut exclure l’hypothèse que la Cour ait pu être entourée d’eau’ »253. L’Ancienne Cour, aux allures de Palais vénitien, est partiellement détruite par un incendie en 1718. Ces dernières ruines disparaîtront définitivement lors du violent tremblement de terre de 1802. La Nouvelle Cour (Curtea Noua), de style byzantin, est construite en 1770 sur la colline Spirea (nom d’un docteur) par Alexandre Ypsilanti, nouveau Prince Régnant de Valachie. Pendant l’occupation autrichienne (1789-1790), elle est transformée en hôpital militaire. En 1798, Constantin Handjerli la restaure et emménage avant sa fin tragique254. Le tremblement de terre de 1802 l’endommage mais le nouveau Prince, Constantin Ypsilanti, décide de la réparer avant qu’elle ne redevienne un hôpital militaire lors de l’occupation russe. Traditionnellement demeure des Princes Régnants, elle est de nouveau restaurée par Jean-Georges Caradja qui n’en profite que très peu de temps puisque le monstrueux incendie de 1812 la détruit définitivement. Le Prince se résigne, abandonne l’emplacement de la Nouvelle Cour et loue, pour y séjourner, deux résidences de boyards non loin de là.

Le deuxième temps de l’histoire de la colline est marqué par l’édification d’un arsenal militaire. A l’époque de la préparation et de la réalisation de l’union des Principautés de Moldavie et de Valachie, Ioan Alexandru Cuza est élu, Prince Régnant de la Valachie, le 24 janvier 1859. La construction de l’Arsenal - comme tant d’autres bâtiments - est fortement liée à la personnalité de Ioan Alexandru Cuza, premier homme politique à être à la tête du pays réunifié et d’une nouvelle capitale. L’élection de ce nouveau Prince Régnant symbolise pour les Roumains le début d’une nouvelle ère, celle de l’union du pays, et notamment le choix de Bucarest comme capitale du pays. Ce changement de statut entraîne la ville dans une nouvelle dynamique. En 1861 est mis en service l’Arsenal de l’armée sur Dealul Spirii, auquel viendra s’adjoindre en 1871 la Poudrerie et la Salpêtrière. Ion Alexandru Cuza est renversé par un coup d’Etat militaire et abdique en février 1866. L’Arsenal est entièrement détruit par un incendie.

L’histoire de la colline ainsi relatée exprime trois objets de malédiction, trois temps historiques de la Roumanie. Le temps des princes régnants, puis celle de la construction de la nation et enfin, l’époque communiste incarnée dans le couple Ceausescu. A chaque étape de cette histoire, la colline est le lieu d’une malédiction qui frappe les personnalités représentatives de ces moments.

La colline de l’Arsenal n’est pas le seul lieu à être frappé de malédiction dans l’entourage de Nicolae Ceausescu. La commune de Snagov se situe à une trentaine de kilomètres de Bucarest. Au coeur de la plaine de Valachie, la région de Snagov est baignée par des rivières et les lacs qui en font un lieu de villégiature fort agréable pour la nomenklatura roumaine qui y possède des maisons. Ceausescu possédait un château dans lequel il aimait se rendre régulièrement. Snagov, dans le giron de la capitale, a subit précisément, en raison de cette proximité, le programme de systématisation. Chantal Deltenre-de Bruycker255 a consacré une étude sur les effets de ce programme de systématisation à partir de témoignages des habitants de la commune. Concernant la destiné de la commune de Snagov, elle rapporte les propos suivants dans un de ces articles :

‘« Tous les potentats qui ont vécu ici sont morts de mort violente ; à commencer par Voïvode Vlad, décapité par les Turcs dans une bataille non loin d’ici et enterré sur l’île de Snagov. Après lui, plusieurs boyards furent également assassinés sur l’île, et enfin le Feu qui venait régulièrement à Snagov, parce que son médecin lui en recommandait chaudement le microclimat... »’

Vlad Tepes fut Prince Régnant de la Principauté de Valachie de 1456 à 1462. Il est surtout connu par son surnom : l’empaleur qui lui valut d’être la figure représentative du héros du livre de Bram Stocker : Dracula. Il tient sa réputation de Prince barbare de sa manière de mener le combat contre les Turcs. La Principauté est souvent l’objet d’invasions turques contre lesquelles Vlad Tepes combat de manière violente. Son surnom est issu de son mode de châtiment : le « pal » qu’il infligeait à chacun des prisonniers. Le rapprochement avec Vlad Tepes est loin d’être anodin et le surnom attribué à Ceauscescu : le Feu - qui selon l’auteur signifie « feu destructeur » - amplifie le rapprochement entre ces deux personnages à qui l’on attribue des actes sanguinaires. Vlad Tepes préférait Bucarest à Tirgoviste comme résidence car il y était mieux placé pour défendre la Principauté contre les envahisseurs venus du sud du Danube. Les historiens le considèrent comme l’un des fondateur de la ville.

Notes
253.

Harhoiu D., Bucarest, une ville entre orient et occident. Maison d’édition Simetria. L’Union des architectes de Roumanie et Arcub, 1997.

254.

Constantin Handjerli est étranglé dans son Palais le 18 février 1799 par l’ordre de la Porte.

255.

Deltenre-De Bruycker C., « Les démolis de Snagov » in Communication, L’est : les mythes et les restes. N°55, 1992, Seuil, pp. 89-107. « Accélération de l’histoire à Snagov, commune roumaine » in Etudes Rurales, janvier-juin 1992, pp. 125-126, pp. 117-129. « La bouche du village » in Journal des Anthropologues L’anthropologie face à la langue. N° 57-58, automne-hiver 1994, pp53-61. Association Française d’Anthropologie (AFA).