Dompter la nature

Enfin, les mythes de fondation évoqués au détour des récits oraux - tremblement de terre et visite en Corée du Nord - dépassent, ou contournent, l’explication par le principe d’édification d’une « société socialiste multilatéralement développée » au profit d’explications de type conjoncturel que sont les catastrophes naturelles ou l’amitié reconnue entre deux dirigeants partageant les mêmes valeurs politiques. La fondation d’un tel espace repose non plus sur un principe de philosophie politique, exprimé dans la cartouche enfouie dans les premières fondations du Palais du Peuple, mais sur un principe de relations entretenues avec la nature ou un personnage politique. Les deux événements mentionnés pour expliquer l’origine d’une telle construction se fondent sur la force déployée par les deux dirigeants pour mener à bien leur entreprise. D’un côté la force du tremblement de terre de 1977, et les ravages produits dans les autres secteurs de la ville, expliquent le choix du site d’implantation et la résistance sur-dimensionnée du Palais du Peuple. D’un autre côté la construction de Pyongyang, centre administratif de la capitale de la Corée du Nord, sur une zone désertique, témoigne d’une attitude de conquête de la nature de la part du dirigent coréen.

Les mythes de fondation jouent de la comparaison entre les deux centres administratifs pour signifier les enjeux d’une construction monumentale : subordination de la masse à une seule direction, la ligne du parti. Mais il est un aspect moins immédiat et qui me semble pourtant tout aussi pertinent. Qu’il s’agisse du Centre Civique ou de la capitale de la Corée du Nord, les deux nouveaux centres administratifs s’édifient de manière monumentale dans une attitude de conquête de la nature. Pour l’un, un défi lancé à la nature qui bouge en imposant des normes de construction draconiennes qui rendent la bâtisse invulnérable aux secousses. Pour l’autre, une attitude de pionnier à l’encontre d’une nature non humanisée. Les deux dirigeants accèdent à une logique identique qui consiste à proposer une nouvelle temporalité à partir d’un élément naturel (tremblement de terre ou aménagement d’un espace vierge). Dans les deux cas l’ordre de la nature l’emporte sur l’ordre de l’humain et de la culture et selon ce changement de perspective, les deux dirigeants endossent un rôle similaire à celui de créateur divin.

En réalité, le recours à l’oralité, dans ce contexte très particulier, permet à toute personne étrangère au processus, c’est-à-dire à la majorité des Bucarestois, d’être les maîtres d’oeuvre, les concepteurs ou les initiateurs d’un espace nommé le Centre Civique. La circulation des récits oraux rend connu ce qui est inconnu, autorisé ce qui est interdit, approprié ce qui est désapproprié, familier ce qui est étranger. Dans ce système d’interprétation des récits, l’oralité apparaît comme l’une des modalités nécessaires à une élaboration partagée d’un espace public. En dépit du manque d’informations et de l’absence de liberté d’expression, l’intelligibilité du processus en cours est possible par une production dont chaque membre de la collectivité est responsable. Chacun, à sa manière et en fonction de ses possibilités, s’emploie à édifier cet espace au coeur de l’univers urbain. Selon cette perspective, si le Centre Civique véhicule un imaginaire politique, les récits oraux autour de la construction concourent quant à eux à produire un imaginaire urbain à partir de la parole de chacun.

De manière générale : « ‘le langage symbolique utilisé par la légende permet d’exprimer de manière détournée des sentiments dont l’expression directe est censurée par la société »’ 263. Il existe plusieurs niveaux de lecture de la rumeur ou de la légende. Le premier niveau est manifeste, il concerne le message contenu dans le récit, ici l’édification du Centre Civique. Une lecture sociologique de la rumeur permet d’accéder à la critique sociale contenue dans le récit. Enfin, le dernier niveau révèle le fond anthropologique lorsque l’on compare la rumeur contemporaine aux récits anciens, elle apparaît comme : « ‘une modernisation, une rationalisation, ou parfois même comme une continuation pure et simple, de motifs immémoriaux appartenant au patrimoine du folklore narratif de l’humanité’ »264. Les rumeurs ou les légendes sont à considérer comme des histoires réellement significatives.

Notes
263.

Renard J-B., Rumeurs et légendes urbaines. Puf, 1999.

264.

Ibid. pp. 97