La Miorita

Elle est sans aucun doute la plus importante des deux, dans la mesure où elle n’est présente que sur le territoire roumain, alors que la ballade de Maître Manole est présente dans toute la péninsule balkanique, quoique variant quelque peu en fonction des pays, voire des régions. Miorita, diminutif de brebis, la petite brebis est considérée par Lucian Blaga comme l’incarnation de la matrice stylistique roumaine.

Le poète Vasile Alecsandri publie274 pour la première fois, en 1850, la ballade populaire, Miorita (annexe n°8). Très vite, la ballade connaît un succès retentissant tant elle semble exprimer la roumanité, ‘« le génie créateur du peuple roumain’ » selon les termes de Mircea Eliade275. Le résumé qu’il en fait traduit bien la structure de la ballade :

‘« La petite brebis avertit un jeune berger que ses compagnons, jaloux de ses troupeaux et de ses chiens, ont décidé de le tuer. Mais, au lieu de se défendre, le pastoureau s’adresse à l’agnelle et lui transmet ces dernières volontés. Il la prie de dire qu’on le mette en terre dans un enclos, qu’il soit près de ses brebis et puisse entendre ses chiens. Il lui demande aussi de mettre trois pipeaux à son chevet. Lorsqu’il soufflera, le vent y jouera et les brebis rassemblées, verseront des larmes de sang. Mais il la prie surtout de ne pas parler de meurtre ; qu’elle dise qu’il s’est marié et qu’à ces noces-là un astre fila ; que la lune et le soleil tenaient sa couronne et que les grands monts étaient ses prêtres ; les êtres ses témoins ! Mais, si elle voit une vieille mère en pleurs à la recherche d’un « fier pâtre », qu’elle lui dise seulement qu’il a épousé la « reine sans seconde, promise du monde, dans un beau pays, coin du paradis; mais qu’elle ne parle ni de l’astre qui fila, ni du soleil et de la lune lui tenant la couronne ; ni des hêtres, ni des grands monts »276.’

La ballade met en scène l’annonce, par une agnelle, d’une mort dans une union avec le cosmos. La résignation du jeune berger face à sa mort prochaine, et la place prépondérante qu’occupe la ballade dans la culture populaire, a déclenché un débat sur la pertinence d’une comparaison entre la destinée du pâtre et celle du peuple roumain dans une vision trop pessimiste. Le contenu de la ballade est assez simple mais fait appel des motifs mythiques dans lesquels le peuple roumain se reconnaît : « ‘sur le plan universel, la ballade Miorita avec ses près de milles variantes, justifie le peuple roumain, du point de vue spirituel, éthique et esthétique, avec la même force et la même vérité d’expression que ne le firent les épopées antiques, dans le déroulement de la culture humaine, pour les Hindous et pour lesGrecs’ »277. L’acceptation du sacrifice par le pâtre est aux yeux de Blaga l’expression de la matrice stylistique roumaine, dans la mesure où elle contient ce fond spirituel qui anime ce peuple. La Miorita est donc vue comme la figure allégorique du peuple roumain qui accepte avec résignation les troubles de l’histoire. Ce qui anime la destinée d’un peuple c’est un paysage mental : « ‘espace de communion unique et irréductible entre un territoire, les Carpathes, et le sort funeste et rédempteur de l’un des trois bergers qui accepte son meurtre comme un sacrifice prédestiné’ »278 devient dès lors le creuset de la roumanité. Les interprétations sur la résignation face à l’annonce de la fin sont controversées et certains commentateurs refusent de voir dans la ballade une image négative de la destinée du peuple roumain. Ainsi Mircea Eliade considère que les morts présentes dans les deux ballades roumaines ne sont pas négatives mais au contraire source de création : « ‘dans Miorita, la mort est un paisible retour auprès des siens. Dans la ballade de Maître Manole, elle est créatrice, comme toute mort rituelle ’»279.

Notes
274.

Alecsandri V., in la revue Bucovina. III, n°11, 1850, pp. 51-52.

275.

Eliade M., « l’agnelle voyante » in De Zalmoxis à Gengis-khan. Etude comparative sur les religions et le folklore de la Dacie et de l’Europe Orientale. Payot, 1970, pp. 218-246.

276.

Eliade M., in Op.cit, p. 219.

277.

Zoe Dumitrescu-Busulenga, cité par Gheorghita Geana in « Miorita - un paradigme de l’anthropocentrisme » in Regards sur la pensée anthropologique roumaine. Société Roumaine d’Anthropologie culturelle, Bucarest, 1990, p.89.

278.

Ibid. p. 204.

279.

Eliade M., Commentaires sur la légende de Maître Manole. L’Herne, 1994, pp. 223-224.