Maître Manole

Maître Manole est avec la Miorita, la ballade la plus importante du répertoire de la littérature orale roumaine. Mais à la différence de la première, on retrouve Maître Manole dans l’ensemble de la péninsule balkanique. Malgré les variantes, le fond commun est le suivant : un personnage important désire construire un édifice. Pour cela, il engage des ouvriers maçons et à leur tête, Maître Manole. Ce que, chaque jour, les ouvriers construisent, s’effondre la nuit laissant tout le monde dans une grande perplexité. Une nuit, la solution du problème est révélée à Maître Manole sous la forme d’un songe. Pour que la construction résiste, il faut qu’une épouse d’un des maîtres maçons accepte d’être sacrifiée dans les fondations de la construction.

En Roumanie l’on doit la publication d’un premier dossier, Manastirea Argesului (le monastère d’Arges), à Vasile Alecsandri280 (annexe n°9).

Voici une traduction établie par M. N-A Gheorghiu reprise par Mircea Eliade281.

- I -
L’Arges en aval,
Dans le joli val,
Le Prince noir vient
Et il s’entretient
Avec neuf maçons,
Maîtres, compagnons,
Et Manol dixième,
Leur maître suprême,
Afin qu’ils choisissent
Un endroit propice
Sur ses vastes terres
Pour un monastère.
Et voici, soudain,
Que sur leur chemin,
Un berger les scrute,
Jouant de sa flûte ;
Dès qu’il surgit,
Le Prince lui dit :
Petit berger, fier,
Jouant de doux airs,
Allant en amont
Avec tes moutons,
Ou descendant de l’eau
Avec ton troupeau,
N’as-tu pas vu là,
Par où tu passas,
Des murs délaissés
Et non achevés,
Parmi des piliers
Et des noisetiers ?
Si seigneur, j’ai vu
Des murs délaissés
Et non achevés :
Mes chiens, quand les voient,
Hurlent et aboient,
Comme ils pressentent
La mort qui les hante.
Le Prince l’entend
Et repart soudain,
Suivant son chemin
Avec neuf maçons
Maîtres, compagnons,
Et Manol dixième,
Leur maître surprême.
Les voici mes murs !
Donc vous compagnons
Et maîtres maçons,
Passez aux travaux :
Il faut qu’aussitôt,
Ici, vous leviez
Et le bâtissiez
Mon beau monastère
Sans pareil sur terre.
J’offre mes richesses,
Des rangs de noblesse ;
Ou sinon sachez,
Je vous fais murer,
Murer tous, vivants !...
‘- II -’
Travaillant sans trêve,
Leur grand mur s’élève ;
Mais tout travail fait,
La nuit s’écroulait !
Et pendant trois nuits,
Tout croule avec bruit !
Le Prince les mande
Et les réprimande :
Fâché, furieux,
Il menace et veut
Les murer vivant...
Les maîtres maçons
Et les compagnons
En travaillant tremblent,
En tremblant travaillent...
Tandis que Manol,
Couché sur le sol,
Fait en s’endormant,
Un songe étonnant,
Puis, lorsqu’il se lève,
Ils leur dit son rêve :
Chers maîtres maçons
Et chers compagnons,
J’ai fait en dormant,
Un rêve etonnant.
Du ciel j’entendis
Quelqu’un qui me dit :
Ce que l’on construit
Tombera la nuit,
Jusqu’à ce que nous
Déciderons, tous,
D’emmurer l’épouse
Ou la soeur, venant
Porter la première
Au mari ou au frère
A manger demain,
Au petit matin.
Donc si vous tenez
A parachever
Ce saint monastère
Sans pareil sur terre,
Il faudra jurer
Et nous engager,
Et qui, la première,
Viendra demain,
Au petit matin,
Nous l’immolerons
Et l’emmurerons !
- III -
A l’aube, voici
Que Manol bondit
Et qu’il monte sur
Les restes des murs,
Scrutant le chemin,
Perçant le lointain.
Hélas pauvre maître,
Qui voit-il paraître ?
Anne, sa chérie,
Fleur de la prairie !
Elle s’approchait
Et lui apportait
A boire, a manger...
A genoux, en pleurs,
Il prie le seigneur :
Verse sur le monde,
La pluie qui inonde,
Change les rivières
En torrents sur terre ;
Fais que les eaux croissent,
Pour que ma mie lasse,
Ne puisse avancer !
Dieu ayant pitié
Lui obéit et
Fait couler bientôt
Du ciel, l’eau en flots.
Mais, bravant l’averse,
Sa femme traverse
Les eaux, les torrents...
Et Manol soupire,
Son coeur se déchire ;
Il se signe, en pleurs,
Et prie le seigneur :
Fais souffler un vent,
Un vent si puissant,
Qu’il plie les sapins,
Dépouille les pins,
Abatte les montagnes
Quant à sa compagne,
En bravant le vent
D’un pas hésitant,
Arrive, épuisée.
- IV -
Les autres maçons,
Maîtres, compagnons,
Sont tous délivrés,
Là, quand ils la voient.
Et Manol l’enlace
Et, troublé, l’embrasse,
Puis, monte avec elle
Dans les bras, l’échelle :
Ne crains rien du tout,
Ma chérie, car nous
Voulons plaisanter
Et là t’emmurer !
Et le mur grandit
Et l’ensevelit
D’abord jusqu’aux pieds,
Puis jusqu’aux mollets.
Et sa pauvre chère
Ne sourit plus guère :
Manol, cher Manol,
O maître Manol,
Le gros mur m’étreint,
Et tout mon coeur geint !
Mais il est muet,
Travaille et se tait,
Et le mur grandit
Et l’ensevelit
D’abord jusqu’aux pieds,
Puis jusqu’aux mollets,
Après, jusqu’aux reins
Et puis jusqu’aux seins.
La pauvre Anne ignore
Son but et l’implore :
Manol, cher Manol,
O maître Manol,
Le gros mur m’étreint
Et serre mes seins,
Puis jusqu’au menton,
Enfin jusqu’au front.
Il bâtit son bien
Qu’on ne voit plus rien ;
Pourtant il l’entend
Du mur gémissant :
Manol, cher Manol,
O maître Manol,
Le gros mur m’étreint
Et ma vie s’éteint !
- V -
L’Arges en aval,
Dans un joli val,
Noir, le Prince, arrive
Sur, la belle rive,
Faire ses prières
Dans le monastère.
Le Prince et sa garde,
Ravis, le regardent
Vous, dit-il, maçons,
Maîtres, compagnons,
Dites-moi sans peur,
La main sur le coeur,
Si votre science
Peut avec aisance
Faire pour ma gloire
Et pour ma mémoire
Plus beau monastère ?
Les dix grands maçons,
Maîtres, compagnons,
Sis sur la charpente
Du haut toit en pente,
Répondent joyeux
Et fort orgueilleux :
Comme nous, maçons,
Maîtres, compagnons,
Tu ne trouveras
Jamais ici-bas,
Sache donc, que nous
Pourrons n’importe où
Bâtir sur terre
Plus beau monastère,
Plus éblouissant
Et resplendissant !
Or, le Prince écoute
Et ordonne, en rage,
D’enlever l’ouvrage
De l’échafaudage,
Afin que les bons
Dix maîtres maçons
Soient abandonnés
Là, sur la charpente
Du haut toit en pente.
Mais les maîtres sont
Adroits et se font
Des ailes qui volent,
Ailes d’échandoles ;...
Un à un descendent,
Mais là où ils tombent
Ils creusent leur tombe.
Or, pauvre Manol,
Le maître Manol,
Tout juste à l’instant
Où prend son élan,
Entend une voix
Sortir des parois,
Une voix aimée,
Faible et étouffée,
Qui pleure et gémit : ...
Manol, cher Manol
O maître Manol
Le gros mur m’étreint
Et serre mes seins,
Mon cher petit geint
Et ma vie s’éteint !
Il l’entend si près
Qu’il reste égaré,
Et de la charpente
Du haut toit en pente,
S’écroule Manol,
Et là où son vol
S’écrasa au sol,
Jaillit de l’eau claire,
Salée et amère,
Car dans sa pauvre onde
Ses larmes se fondent !
Les versions balkaniques

Dans certaines versions, c’est un pont qui s’écroule, comme dans les ballades néo-grecques où chaque nuit le pont d’Arta est détruit. Pour enrayer la fatalité, selon la variante de Corcyre, un génie révèle qu’il faut emmurer l’épouse du chef des maçons. Il tente par tous les moyens de retarder sa venue sur le chantier mais en vain. Triste, il doit se soumettre aux exigences de la parole du génie, et prétextant avoir perdu son alliance sous le pont, demande à sa femme d’aller la quérir, et en profite pour l’immoler. D’une variante à une autre, le message peut être révélé par un archange ou lors d’un rêve. Dans la version macédo-roumaine, c’est un oiseau qui révèle à l’aîné des trois frères qu’il devra emmurer l’épouse du puîné. Cette version, tout comme les variantes d’Herzégovine, de Bosnie, Serbie ou de Bulgarie, est agrémentée d’un élément supplémentaire qui consiste à laisser les seins de l’emmurée à l’air libre, afin qu’elle ait toujours la possibilité d’allaiter son jeune enfant. C’est le cas de la variante d’Herzégovine qui relate le cas de la construction du pont de Mostar. Une femme tsigane est emmurée pour les besoins de la construction de l’édifice. Comme elle avait un jeune enfant, elle demande au maçon de lui laisser les seins nourriciers à découvert. Sa demande est rejetée et depuis lors, du lait suinte des pierres du pont. Marguerite Yourcenar, dans son recueil de Nouvelles orientales, réinterprète cette version de la légende : « ‘- Beaux-frères, dit-elle, par égard, non pour moi, mais pour votre frère mort, songez à mon enfant et ne le laissez pas mourir de faim. Ne murez pas ma poitrine, mes frères, mais que mes deux seins restent accessibles sous ma chemise brodée, et que tous les jours on m’apporte mon enfant, à l’aube, à midi et au crépuscule. Tant qu’il me restera quelques gouttes de vie, elles descendront jusqu’au bout des mes deux seins pour nourrir l’enfant que j’ai mis au monde, et le jour où je n’aurai plus de lait, il boira mon âme ’»282 (annexe n°10). Une fois l’emmurée morte, son lait reste comme une marque indélébile auprès de laquelle les femmes viennent se recueillir. Les protagonistes de la version serbo-croate sont un peu différents. Il s’agit de trois princes désirant construire la cité de Scutari, et à qui une fée révèle qu’il faut trouver les deux jumeaux Stojan et Stojana et les emmurer. Comme ils ne le trouvent pas, la féé (Vila) propose d’emmurer l’une des femmes des princes. La femme du plus jeune, le seul à avoir tenu sa parole, est emmurée en implorant qu’on lui laisse un sein à découvert, ainsi que les yeux pour qu’elle puisse continuer à voir sa maison. Il est encore question de la construction d’une cité, Deva, dans les versions hongroises où le maître, Clément, décide d’emmurer la première épouse qui viendra apporter le repas au douze maîtres maçons.

La structure narrative est reprise dans un texte littéraire, Le pont aux trois arches, d’Ismaïl Kadaré283, dans lequel le moine Gjon relate la construction d’un pont sur l’Ouyane maudite. Cette construction nécessite elle aussi des sacrificces.

Notes
280.

Alecsandri V., Balade adunate si indreptate. Iasi, 1852. La version d’Alecsandri fut traduite en français, Ballades et chants populaires de Roumanie. Paris, 1855.

281.

Eliade M., op.cit, pp. 164-167.

282.

Yourcenar M., « Le lait de la mort » in Nouvelles orientales. L’imaginaire, Gallimard. 1963., p. 55.

283.

Kadaré I., Le pont aux trois arches. Fayard, 1981.