Le sacrifice

Dans la version roumaine, c’est un songe qui révélera à Manole la solution au problème de l’écroulement quotidien des murs. Le sacrifice de la première femme à venir le lendemain sur le chantier, qu’elle soit épouse ou soeur, ou le risque que tout s’écroule de nouveau : « ‘jusqu’à ce que nous décidions, tous, d’emmurer l’épouse ou la soeur, venant porter la première au mari ou au frère à manger demain, au petit matin’ ». Le sacrifice s’impose comme l’unique solution pour achever, la sainte construction ». Anne, la femme de Manole, est la première à se rendre sur les lieux et trace donc son destin funeste. Malgré les tentatives de Maître Manole d’implorer le seigneur, le déchaînement des éléments naturels ne retient que très peu la jeune épouse, qui parvient tout de même à les braver, poursuivant ainsi sa marche funeste. L’immense désespoir dans lequel Manole est plongé ne peut l’empêcher de maintenir le corps de sa femme dans le mur, « ‘le gros mur m’étreint et ma vie s’éteint !’ », ultime demeure de la jeune femme.

Le sacrifice humain représente le coeur du drame. La création d’un monde ne peut s’effectuer en dehors d’un acte sacrificiel dont sera issu cette création. Tous les récits mythologiques de création du monde évoque le sacrifice primordial. Ainsi, la mythologie nordique relate comment le géant primordial Ymir fut sacrifié par les trois dieux et frères : Odin, Vili et Ve. La terre est issue de sa chair, la mer de son sang, les pierre de ses os, les forêts de ses cheveux, la voûte céleste de son crâne et les nuages de sa cervelle. Pour Mircea Eliade, c’est l’acte du sacrifice qui donne naissance au monde et non le sacrifié : « ‘les mondes ont acquis une existence réelle (une vie) parce qu’un sacrifice les a animés, leur a donné leur âme, parce que la vie du géant sacrifié leur a été transmise »’ 289. Pour Mircea Eliade, la structure des mythes cosmongoniques de création de l’univers s’organise autour de plusieurs points : les dieux sacrifient un géant pour créer le cosmos ; le rituel de la mort a animé le cosmos ; le sacrifice du géant prolonge sa vie sous d’autres formes ; le sacrifice est l’acte par lequel la création aura un caractère durable ; seule la mort violente (d’un être en pleine possession de ces capacités) assure une énergie pour transmettre la vie et la faire durer. Pour résumer, seule une mort violente est créatrice parce que l’âme de la victime va animer le corps architectural qui la reçoit. Pour en revenir à l’une des spécificités de la version roumaine, la mort du maître maçon, à la toute fin, qui comme Icare s’envole pour finir en s’écrasant auprès de son épouse, représente aussi une mort violente. Ainsi ce sont les âmes de Manole et de son épouse qui animent le monastère.

Notes
289.

Ibid.p.156