3) Version contemporaine du mythe de construction

Les motifs extraits de la légende balkanique, et de la version roumaine en particulier, ne sont pas sans rappeler certains des thèmes qui apparaissent dans les récits que font les Bucarestois à propos de la construction du Centre Civique. Une hypothèse d’analyse consiste à partir de ce troisième niveau d’interprétation d’une rumeur - le fond anthropologique profond - afin de comprendre le sens de cette construction dans l’imaginaire urbain. Pour cela, nous essayerons à un autre regard sur le Centre Civique au vu des motifs du mythe de construction qu’offre la légende de Maître Manole et le monastère d’Arges. Nous ne proposons rien d’autre que de donner du sens aux récits des Bucarestois à la lumière de la légende populaire.

Mais avant cela, je désire devancer une inquiétude toute justifiée. Le propos de la comparaison n’est pas d’effectuer un parallèle stricto sensu entre la ballade évocatrice d’un univers légendaire et la réalité d’une construction qui a eu lieu dans les années 80. L’élaboration de la pensée traditionnelle autour des rites de construction a son histoire et ses enjeux que la construction moderne ne connaît pas. En revanche, si ce travail consiste à donner du sens à des faits, nous nous aiderons néanmoins de Maître Manole pour en révéler un certain sens si, comme le dit Tzvetan Todorov, : ‘« les faits ne livrent pas tout seuls leur sens »290. Or comme l’écrit un peu plus loin le même auteur : « mais la recherche de sens a toujours un prix : elle procède par choix et mise en relation - qui auraient pu être autres. Le sens que je crois entrevoir n’exclut pas celui des autres - il s’y ajoute, dans le meilleur des cas ’»291. La légende de Manole va nous aider ici à révéler le sens contenu dans les récits de construction comme l’une des modalités de connaissance de cette entreprise architecturale que fut la construction du Centre Civique.

A propos des potentialités créatrices contenues dans une matrice stylistique, Lucian Blaga dit qu’elles peuvent imprimer si fortement la conscience d’un peuple qu’elles sont susceptibles d’irradier l’ensemble des créations humaines. « ‘Dans notre étude « Orizont si stil (Horizon et style) nous avons essayé de démontrer comment toutes les potentialités qui se réunissent pour composer ensemble une matrice stylistique jouent en fait pour l’esprit humain le rôle de « catégories ». Elles s’impriment inconsciemment à toutes les créations humaines, c’est-à-dire à la vision de l’homme sur le monde. Il s’agirait en quelque sorte « d’apriorisme » de la spontanéité humaine en général, à la différence et au-dessus de l’apriorisme de la « connaissance ’»292. Sans pour autant vouloir procéder à une détermination culturelle du Centre Civique, il existe néanmoins des similitudes dans le contenu des récits dont il nous importe de connaître la portée. Or, si l’on effectue une comparaison des motifs entre les deux récits, l’un relevant de la culture populaire et l’autre de cette famille que sont les légendes et rumeurs urbaines, on trouve d’étranges similitudes.

Un jour, au détour d’une conversation, une femme que j’avais l’habitude de rencontrer pour son expérience de la destruction, me raconte cela :

‘« Un jour dans le cimetière de Belu j’ai rencontré un maçon qui n’était pas de Bucarest. Il travaillait dans le Palais de Ceausescu. Alors je lui ait demandé « pourquoi êtes-vous venu ici.
Il m’a dit « parce que l’on gagne mieux ». Il était très bien payé.
Je voulais savoir si le rapprochement avec la légende de Maître Manole était vrai ou fausse. Et bien, il m’a dit :
Cette légende est vraie. Tout ce que nous faisons dans la journée est détruit pendant la nuit. Parce que Ceausescu venait dans l’après-midi et il disait : « ce n’est pas bien, cela doit être détruit ».
Et bien dans ce Palais ce n’est pas une jeune femme qui a été sacrifiée mais des milliers et des milliers de vies, des militaires, des vies civiles. Ils mourraient d’accident du travail, des gens qui se sont suicidés parce que on leur a pris leur maison. Ce Palais est pavé avec des vies. Les ingénieurs ou les architectes qui savaient ce que l’on ne devait pas savoir, ils disparaissaient. C’est la légende et la réalité. Ici, il y a eu tant de morts pour construire cette horreur » (Alina).’

Propos troublants qui font apparaître l’histoire de l’édification du Centre Civique en dehors de tout propos historique, politique ou économique, et qui une fois extraite de cette conjoncture, l’apparente à l’univers du répertoire de la culture orale, élément du patrimoine roumain. Et si dans notre tâche qui consiste à saisir le sens de cette construction dans l’univers urbain, nous suivions le chemin proposé par cette personne : extraire le nouveau centre politico-administratif de son contexte d’émergence, pour n’en garder que la structure de narration présente dans les récits des Bucarestois. Certes, les récits ne peuvent constituer l’unique source de connaissance - loin de là une intention de les considérer comme seul mode de production de sens - en revanche et de manière complémentaire aux approches politique, architecturale, historique ou esthétique, ils constituent une parole non négligeable ayant circulé à propos de cette construction. . en suivant la structure chronologique des motifs, la proposition d’une production légendaire à propos du Centre Civique se révèle pertinente au regard d’une comparaison entre les motifs de la légende balkanique et ceux concernant le Centre Civique. Aux multiples versions qui circulent dans la péninsule balkanique, nous faisons l’hypothèse qu’une version contemporaine peut, sur la base des motifs traditionnels, venir alimenter la légende urbaine du Centre Civique.

Notes
290.

Todorov T., Mémoire du mal, tentation du bien. Robert Laffont, 2000, p. 9.

291.

Ibid.p. 11.

292.

Blaga L., « L’espace mioritique » in op.cit, p. 82.