Les sacrifices

‘-« Jusqu’à ce que nous déciderons tous d’emmurer l’épouse ou la soeur, venant porter la première au mari ou au frère à manger demain, au petit matin » /’ ‘ -« Ils sont morts vivants. La terre leur est tombé dessus ».

Il y a plusieurs niveaux de sacrifices, tout comme dans Maître Manole où s’adjoint au sacrifice d’une femme celui, en dernier lieu, des maçons-constructeurs. Du plus général au plus particulier, le premier d’entre eux, est celui d’une nation sacrifiée au profit d’un projet politique dans lequel la construction intervient, dans les dix dernières années, comme élément central. Un sacrifice économique - remboursement des dettes extérieures et construction hors limite budgétaire - qui maintient la population dans une pénurie de plus en plus grande. Le sacrifice d’une partie historique de la ville qui est irrémédiablement rayée de la carte urbaine. Une partie de la trame urbaine est entièrement transformée, les édifices religieux ou civils sont pour une grande majorité effacés. Un sacrifice urbain mis en acte par les bulldozers. Les constructeurs qui disparaissent parce qu’ils en savent trop sur les plans des parties mystérieuses (tunnels, souterrains), les ouvriers qui meurent sur le chantier. les architectes qui ne peuvent endurer la pression du chantier, les militaires ensevelis sous terre, sont autant de personnes mortes au service de l’édification du Centre Civique. Et enfin, les décès apparemment inexplicables, qui ne sont pas directement liés à la construction sont interprétés en fonction du traumatisme provoqué par la destruction de la maison ou le déménagement. Elles sont, aux yeux des familles, autant de sacrifices. Les sacrifiés les plus médiatiques sur l’autel de l’histoire, le couple Ceausescu qui, parce qu’ils ont choisi ce lieu, s’apparentent à tous les autres personnages importants qui ont désiré bâtir sur le sol de la colline et ajoutant ainsi un chapitre à l’histoire funeste de cette partie de Bucarest. Les récits au sujet du chantier résonnent comme une litanie de personnes ou d’objets sacrifiés au profit de la construction. Comme dans la version roumaine de la ballade, le rite de construction se termine par le sacrifice des constructeurs. Cette mort ultime justifie le dernier motif que nous retiendrons, celui d’une construction unique et inimitable. Avec l’envol de Manole, c’est aussi son savoir-faire de constructeur qui s’envole, ne donnant pas la possibilité de reproduire à l’identique et de manière aussi magnifique le monastère. La fin du couple Ceausescu signe l’arrêt définitif du projet de construction et place effectivement la construction comme unique et inimitable.