Convergences - divergences

Le récit constitue le matériau à partir duquel la comparaison s’effectue. Mettre en parallèle une ballade traditionnelle, considérée par certains comme le creuset de la « roumanité », et les récits d’une construction contemporaine est opérant. La ballade de Maître Manole est ici une source de sens pour analyser la production légendaire urbaine contemporaine. Les récits évoquent la construction d’une fondation contemporaine et peuvent être considérés comme une réactualisation du mythe de construction qu’est la ballade légendaire. Les convergences des motifs apparaissent nettement au détour de la comparaison et pourtant gardons-nous, de nous limiter uniquement sur les convergences. Car, au-delà des similitudes, demeurent quelques divergences fondamentales.

La première concerne la figure du concepteur de l’oeuvre. D’un côté le Prince, de l’autre, une figure bicéphale, le couple. Le Prince est le seul protagonistes de la ballade qui demeure en vie après l’exécution du chantier. Dans la ballade, le projet est doublement pérenne. Une pérennité physique au travers du corps du Prince et une pérennité symbolique incarnée dans l’édifice achevé. Or la version contemporaine, telle qu’elle est élaborée à partir des fragments de récits, se termine par la mort du couple « princier », initiateur et concepteur de l’oeuvre architecturale. La malédiction va jusqu’au bout de sa logique qui donnera lieu à une pérennité unique du projet : une minéralité symbolique.

La seconde divergence est de taille car elle concerne la nature de l’édifice construit. Le Prince engage les maîtres maçons pour qu’ils entreprennent l’édification d’un monastère, édifice religieux créant du même coup une sacralité de l’espace. Le Prince est donc le grand ordonnateur de l’organisation d’un espace sacré chargé de diffuser son corps de manière minéral. Dans la version contemporaine, il s’agit de récits narrant la construction d’un espace civique. Un centre politico-administratif au service de la fondation d’une « société socialiste multilatéralement développée ». L’intention, a priori, du projet architectural est l’instauration d’un espace civique venant inaugurer la nouvelle modernité que le pays s’apprête à vivre. A cet effet, un grand soin fut apporté à l’élimination physique des signes qui tendaient à produire une sacralité religieuse : églises et ensembles monastiques. La logique de la construction, et de la destruction, a voulu que ce nouvel espace « civico-politique » s’édifie sur d’anciens sites religieux et à proximité du plus important de tous les édifices dans l’orthodoxie roumaine : la Patriarchie. L’édification d’un bâtiment religieux pour l’une, d’un espace « civico-politique » pour l’autre, représente la seconde divergence entre la ballade traditionnelle et sa version contemporaine. Or cette seconde divergence est source d’une nouvelle interrogation qui tient à la nature de l’espace crée.

Nous pouvons nous interroger sur la nature du lieu instauré par la présence du Centre Civique. L’expérience communiste s’avère avoir voulu détruire toutes les formes et les conditions d’une présence religieuse au sein de la société. Théoriquement, la disparition de l’univers religieux fait partie de la politique engagée de substitution volontaire des origines. La destruction des monuments religieux est à mettre au compte de cette politique. Les interdits théoriques se manifestent dans la réalité par un suivi plus ou moins libre des nouvelles directives. La fréquentation des églises est moins importante car elle donne lieu à une plus grande visibilité mais les mariages continuent d’être célébrés de manière religieuse et les décès également. Du point de vue de la présence dans l’espace urbain des ses signes religieux, on a eu l’occasion de voir à quel point ils avaient été éprouvés par le régime. Le sort funeste du monastère de Vacaresti est à cet égard révélateur de cette volonté d’effacer les lieux de références. Malgré tout, il subsiste une ambivalence dans la politique urbaine d’effacement de la présence religieuse. L’ensemble de la Patriarchie, sur la butte du même nom, à proximité de la colline de l’Arsenal. Le siège du pouvoir de l’orthodoxie roumaine fut épargné par les tremblements qu’occasionnent cette politique à l’égard de l’univers religieux. Pour autant, la disparition de la trame urbaine religieuse, dont on a vu à quel point elle était à l’origine de la constitution de la ville de Bucarest, n’est pas orchestrée pour pouvoir laisser la place à de nouveaux sites porteurs d’une nouvelle sacralité. Plutôt que d’une complète disparition des signes de sacralité, ne pouvons nous pas nous demander si, pour autant, toute forme de sacralité a été complètement bannie de l’univers urbain ? Qu’en est-il du remplacement d’une sacralité religieuse par une sacralité politique contenu dans l’espace même du Centre Civique ? D’ailleurs ne prend-il pas place sur un site fortement imprégné et marqué par l’univers religieux. Ainsi les églises détruites ou déplacées mais surtout la présence de la Patriarchie sur la colline voisine tendent à proposer l’hypothèse suivante : la sacralité politique s’édifie à partir et selon un jeu de miroir avec la sacralité religieuse.

Il ne s’agirait donc pas de la suppression pure et simple du sacré mais de la transfiguration de celui-ci au moyen de l’architecture ? L’espace urbain dans ce cas précis pourrait-il être le support de la transfiguration d’une sacralité religieuse en une sacralité politique ? Par extension si les édifices religieux ont été à l’origine de la trame urbaine et de son développement, le Centre Civique comme nouveau centre n’est-il pas au fondement d’une pensée urbaine qui institue comme centralité un espace politique sacré ?