Le Centre Civique : un espace sacré ?

Au centre de la zone urbaine créée par l’implantation du Centre Civique, nous sommes bien loin des croyances des sociétés traditionnelles, et pourtant suinte de cet espace une sacralité d’un nouvel ordre. Elle est issue de la conjonction d’un univers légendaire et idéologico-politique qui tend à fonder la sacralité du lieu.

Bien que nous ayons recours à la pensée de Mircea Eliade dans notre démonstration, elle n’en reste pas moins que la proposition d’une distinction aussi contient ses propres limites. En effet, les ruptures qui permettent de distinguer espaces sacrés et espaces profanes sont aussi des éléments constitutifs de l’espace profanes tant on peut difficilement les considérer comme entièrement homogènes. La sociologie nous montre en effet, que l’espace, en dehors d’une catégorisation religieuse, se constitue à partir d’une pluralité de ruptures qui fonctionnent comme autant d’éléments distinctifs.

A l’instar de Versailles, bien que traité différent du point de vue de l’architecture et de l’esthétique, le Centre Civique s’organise autour d’un centre, un axis mundi, selon les termes de Mircea Eliade, représenté par le Palais du Peuple. A propos de Versailles, Edouard Pommier nous dit ceci : ‘« il fallait pour enraciner le temps du roi dans la durée, un centre ou tout aboutirait et d’où partirait, un point fixe autour duquel serait déployé un espace total. Celui d’une ville nouvelle, dont l’ordonnance rigoureuse impose sur le sol même l’image majestueuse du pouvoir d’où procède toute vie organisée, d’une ville disposée comme une salle de spectacle devant la scène où le roi offre la représentation de la royauté ’»301. Le palais du Peuple avec ces onze étages qui surplombent le reste, et avec sa disposition, est ce centre - au sens physique du terme - à partir duquel l’ensemble de la nouvelle urbanité peut se déployer. Un centre symbolique surtout, avec la présence dans un seul et même bâtiment de l’ensemble des institutions directives du pays. Symbole matérialisé par les trois entrées différentes réservées à chaque direction : administrative, politique et idéologique. Mais surtout, au sein de cette antre, le coeur de cette centralité, trône Nicolae Ceausescu dans l’un de ses multiples bureaux ou de ses appartements privés.

S’il fallait procéder à une réadaptation de la citation d’Edouard Pommier, il faudrait envisager de changer les termes de royauté en national communisme et de roi en conducator. Mais pour le reste, c’est-à-dire le principe de représentation architecturale du pouvoir, tout est identique. La théâtralité de l’un rivalise avec la théâtralité de l’autre, dans un même souci de monstration d’un pouvoir absolu.

Pour ce qui est du rituel de construction qui accompagne la fondation, les Bucarestois s’emparent des récits et d’une structure légendaire pour évoquer les modalités de fondation de l’ensemble.

Mircea Eliade différencie l’espace sacré de l’espace profane du fait qu’il casse l’homogénéité, qu’il opère une rupture dans l’espace. L’espace sacré se définit donc en fonction d’une centralité qui l’oppose à l’espace profane, règne de l’indifférenciation des espaces.

Au-delà du Centre Civique, on trouve « les faubourgs » puis les périphéries, espaces profanes par excellence desquels toute sacralité - religieuses ou politiques - fut ôtée par le fait même des destructions qu’ils ont dû éprouver. De ce fait, la sacralité du Centre Civique s’instaure doublement : une sacralité de fonctions qui se matérialise dans une composition urbaine et une sacralité en quelque sorte « accaparée » à son profit lorsque les signes d’une autre sacralité sont évincés de la scène urbaine. Le Centre Civique transforme le reste de la ville en espace profane. Arc de Triomphe, Palais du Gouvernement, Palais Royal, Athénée, Universités, monastères, même s’ils existent toujours physiquement n’auraient bientôt eu plus aucune signification au regard du nouvel ensemble. Le Centre Civique happe dans son mouvement de déploiement tout sens symbolique aux autres zones de la ville : « attendu qu’en ce lieu doit s’ériger la synthèse des temps, ce ne peut être qu’un lieu sacré. Un lieu central tant du point de vue symbolique que social »302.

Le Centre Civique est porteur d’une sacralité assise sur une cosmogonie spécifique. Une sacralité d’un nouvel ordre en ce qui concerne la Roumanie et la ville de Bucarest et qui s’appuie sur une cosmologie politique dont nous allons étudier les motifs.

Notes
301.

Pommier E., « Versailles, l’image du souverain » in Les lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, tome 1, pp. 1253-1281, Gallimard, Quarto.

302.

Souchier E., ibid, p. 38.