La ville a cela de particulier qu’elle est une scène à ouvertures multiples. Les conditions géographiques et morphologiques, les événements historiques, les catastrophes naturelles - qui dans le cas de Bucarest constituent de réels facteurs d’aménagement - l’ont profilée, au fil du temps, dans une multiplicité d’articulations, de noyaux ou de centres névralgiques. ‘« Les villes formées dans la longue durée historique sont composées de scènes multiples construites par les régimes successifs. Elles exposent un espace urbain où les symboles et les significations foisonnent ’»304. Au coeur de ceux-ci s’aménage petit à petit la répartition des lieux, bâtiments, espaces, qui créent tant le rythme que la respiration d’une ville, ressources nécessaires à son fonctionnement. La scène urbaine est une scène de la cohabitation, de la confrontation, des articulations. Articulation des espaces mais aussi articulation des temps historiques, de sa fondation à son épanouissement. Plusieurs entrées et plusieurs issues, plusieurs chemins menant au même lieu constituent la ville comme un espace de choix par excellence. La disposition urbaine est celle de l’éparpillement mais aussi de la juxtaposition des fonctions qu’elle abrite.
La ville est un espace qui, en permanence, accueille les marques de son temps. Parmi celles-ci, les lieux de pouvoir ont une place privilégiée dans le cadre urbain, lui-même lieu du pouvoir par excellence. Chaque période et chaque règne marquent la ville des empreintes de leur pouvoir, disséminant par-ci par-là les édifices représentatifs de son organisation sociale : « ‘ce qui se rencontre dans ces cheminements, c’est toujours du pouvoir ou du sacré ; chaque époque inscrivant sa manière de les lier et de les montrer dans ce que les précédents ont édifié’ »305. Bucarest, jusqu’à l’opération du Centre Civique, est une ville qui a accueilli les nouveaux signes du pouvoir en les intégrant à la trame existante.
Mais il est une règle qui semble respectée : toutes les marques du pouvoir se répartissent sur l’axe originel, nord-sud, du développement de la ville, dans une zone
comprise entre la ceinture des lacs du nord et la Dîmbivita. Le noyau médiéval de la ville se situe à proximité de l’église Sfîntu Gheorghe Vechi, plus tard le développement de la ville s’est effectué en direction du nord. Le deux axes principaux de cette orientation sont la rue de la Victoire (Calea Victoriei, anciennement nommée Podul Mogosoaiei, « le pont de Mogosoaia »306) et les boulevards Bratianu, Magheru, Ana Ipatescu.
Un cheminement sur ces axes peut nous aider à repérer les bâtiments importants, édifiés à des époques différentes mais représentatifs de la vie sociale, politique et culturelle de la ville. Le cheminement textuel partira du nord pour aboutir au sud, à la rencontre du Centre Civique.
Piata Scantei, « la place de l’étoile » (aujourd’hui Place de la Presse libre) tient son nom de l’énorme édifice de facture stalinienne qui trône en son centre. Le bâtiment en forme d’étoile est la réplique du Palais de la Culture et des Sciences de Varsovie (annexe photographique n°32) ou de l’Université à Moscou. Construit entre 1953 et 1955, c’est depuis l’origine le siège des différents organes de presse (journaux, maisons d’édition).
Sur la route, l’Arc de triomphe symbolise l’indépendance des Principautés (annexe photographique n°33). Il fut construit à la hâte en 1878 au bout de la chaussée Kiseleff, puis reconstruit en 1935 suite à des dégradations. Il est de forme classique et identique de celle des Arcs de Triomphe présents dans d’autres grandes capitales. Ces bas-relief ou inscriptions représentent les grandes batailles du front roumain lors de la première guerre mondiale.
Le Roi Ferdinand et la Reine Marie apparaissent sur la face sud et la face nord, deux allégories - le courage et la foi.
En empruntant la chaussée Kiseleff, on arrive à Piata Victoirei (Place de la Victoire) où le gouvernement siège dans un bâtiment de style néo-classique italien qui date lui aussi des années 50.
Juste en face fut entamée la construction de deux frontons d’immeubles, construits à la même époque, que le Centre Civique et qui fonctionnent comme un rappel de celui-ci dans ce lieu important mais encore relativement éloigné du nouveau quartier. En dehors du rôle joué par la place dans le paysage des lieux de pouvoir dans la ville, Piata Victoriei est aussi l’une des places les plus importantes du point de vue des articulations des différentes parties. Tous les grands boulevards arrivent au carrefour de la place. La présence du Palais du Gouvernement et l’importance du noeud de circulation sont sans doute les raisons qui expliquent la présence, un peu incongrue dans cette partie de la ville, de ces deux immeubles qui semblent échappés de la zone du Centre Civique.
A partir de Piata Victoirei, on a le choix d’emprunter les deux axes les plus représentatifs de cette orientation nord-sud. La Calea Victoriei307 nous mène jusqu’à la Place du Palais Royal, rebaptisée après les événements de décembre 1989 en Piata Revolutiei (Place de la Révolution). Cette place de dimension moyenne est le lieu où se concentre des édifices de grande envergure, mais aussi où se mélangent différents styles architecturaux : « ‘de ce point du vue, la place du Palais Royal est exemplaire. Elle a été le polygone d’essai pour les différents concepts de la ville, qui avec le temps ont appris à dialoguer. Le résultat est un système d’espaces communiquants, articulés autour du Palais Royal’ » nous dit Augustin Ioan308. Le Palais Royal fut construit dans les années 30 par le Roi Carol II, aujourd’hui, il abrite le Musée des Beaux-Art. En face, la fondation royale309 et la bibliothèque centrale universitaire (annexe photographique n°34) ont été incendiées lors des événements de décembre 1989. Le bâtiment du Comité Central du Parti Communiste Roumain, qui date du début des années 50, jouxte ces deux édifices. Cette place fut le théâtre des manifestations de décembre 1989 où les manifestants se sont emparés de l’immeuble du Comité Central du Parti. Au-delà, la Calea Victoriei, conduit, suivant un parcours sinueux, jusqu’aux rives de la Dîmbovita et à la façade du Palais du Peuple.
De Piata Victoriei, il est possible d’emprunter le deuxième axe, celui des boulevards Catargiu, Magheru, Balsescu, Bratianu qui filent directement sur Piata Unirii (Place de l’Union), l’un des points qui ouvre sur la perspective du Palais du Peuple. Mais avant cela, Piata Universitatii est elle aussi représentative de la structuration de la ville. A proximité de l’église Sfntu Gheorghe Vechi, première d’entre toutes, à l’origine du tracé circulaire de l’évolution de la ville, la Place de l’Université fut elle aussi le lieu des manifestations de décembre 1989 (annexe photographique n°35).
Enfin, au-delà de Piata Unirii (Place de l’Union), la colline de la Métropolie, épargnée par les démolitions, côtoie l’ensemble du Centre Civique (annexe photographique n°36). Elle est l’une des trois collines fondatrices de la ville et accueille deux édifices hautement symboliques. Le pouvoir religieux y a son siège puisque sur sa hauteur (15,16 mètres) est sise la résidence du patriarche. Le monastère qui l’accueille fut construit sous le règne de Constantin Serban (1654-1658). Au début du siècle, en 1907, le pouvoir politique s’installe sur la colline en édifiant l’Assemblée Nationale. Mihai Sorin Radulescu dit à son propos : « ‘ce bâtiment incarnait sans doute le symbole de l’assimilation rapide de la civilisation européenne par une société qui s’était trouvée pendant des siècles dans la sphère spirituelle de l’Orient - soit sous la forme synchrétique de Byzance, soit plus tard, sous la forme de l’Empire ottoman’ »310. Cette colline fait face à la colline de l’Arsenal, mais les récentes constructions l’ont enclavée et ont détruit le point de vue qu’elle proposait.
L’attitude du régime par rapport au pouvoir religieux est assez ambiguë. D’une part, il est vrai qu’un certain nombre d’églises et de monastères n’ont pas été épargnés lors de la campagne de destruction, et figuraient parmi ceux-ci des bâtiments prestigieux tant par leurs qualités architecturales que par leur valeur symbolique. Mais à côté de ses destructions, le déplacement, à grand frais, de quelques uns de ces édifices, et le maintien de la Patriarchie en son site initial, apparaissent comme une contradiction éclatante dans l’attitude du pouvoir face à la religion. Cette contradiction est exemplaire dans le cas de la destruction du monastère de Vacaresti qui intervient peu de temps après que d’importants et coûteux travaux de rénovation aient été entrepris et pour une part aboutis. Pour Gérard Althabe, cette contradiction est l’un des invariants du régime de Ceausescu qui construit son pouvoir dans le national communisme et consiste en « ‘l’exaltation de la culture populaire que l’on va retrouver au sein du village, dans le coutumes des paysans, les chants et les danses. Ainsi, d’un côté on s’apprête à détruire les villages, de l’autre on exalte ce même village’ »311. C’est dans la confrontation entre l’inscription dans le national communisme et le projet totalitaire que réside la contradiction, car « ‘dans le national communisme il y a continuité avec le passé et dans le projet totalitaire il y a destruction de ce passé pour construire un nouveau monde ’»312. Le traitement réservé aux édifices religieux est le signe manifeste de cette contradiction inhérente au pouvoir, qui se donne à voir de manière remarquable dans l’actuelle position d’enclavement dans laquelle se trouve la cathédrale de la Patriarchie ou les restes de l’église Mihai Voda.
Balandier G., Op.cit. p. 27.
Balandier G., Op.cit, p. 27.
Bucarest a été construite sur une zone marécageuse, la route principale, la route de Mogosoaia, pavée de rondins de bois lui donnait les allures d’un pont, d’où ce nom initial.
Calea Victorei est sans contexte l’avenue la plus célèbre de la ville, elle était, avant de devenir l’artère la plus empruntée de la ville, une route sinueuse reliant Bucarest à la ville de Tîrgoviste. Elle aurait appartenu à l’épouse d’un certain Mogos, d’où son nom initial : Mogosoaia. Elle accueille un certain nombre d’édifices témoins du dynamisme de l’activité culturelle et sociale de la ville, tels que le Cercle Militaire construit en 1912 ; la maison Capsa, l’un des plus célèbres, en son temps, restaurant de Bucarest ; l’hôtel Majestic et enfin le premier théâtre de variété de la ville, Carabus. C’est en 1878, après la conquête de l’indépendance de l’Etat, que la rue est renommée Calea Victoriei (l’avenue de la Victoire).
Ioan A., « Bucuresti : proiectul neterminat » in LA&I, Litere, Arte, Idei, supliment cultural, Cotidianul, n°33 (262) Anul VI, 26 august 1996.
Le roi Carol I désirant offrir aux étudiants un établissement culturel, avait fait construire, en face du Palais Royal, une bibliothèque universitaire. Après la seconde guerre mondiale, la Fondation Universitaire Carol I devint la Bibliothèque Centrale Universitaire. L’incendie provoqué par les émeutes de décembre 1989 a occasionné la perte d’environ 500 000 ouvrages.
Radulescu S.M., « Considérations sur la société bucarestoise entre 1866 - 1914 », allocution lors du colloque : Another Europe : Bucharest. 223-24 juin 1995, New Europe College, Bucarest.
Althabe G., « La ville, miroir de l’Etat : Bucarest », entretien in le Journal des Anthropologues, L’imaginaire de la ville. N° 61-62, automne 1995. Association Française des Anthropologues, p.189.
Ibid, p.189.