L’autoréférence

Le Centre Civique, dans la configuration qu’il propose, casse de manière brutale cet éparpillement des lieux du pouvoir en opérant un recentrement radical des différentes fonctions de l’Etat sur un seul et même site. Il se démarque de la tradition urbaine qui absorbe au fil du temps ces édifices représentatifs dans sa trame historique. Au lieu de cela, le nouveau site du pouvoir s’extrait des références du passé en échappant à toute confrontation frontale - en face de, à côté de , dans le quartier de, etc. - et s’instaure comme unique et seul référence d’une direction suivie pour la gestion du pays. L’auto-référence est une constante dans le contenu des nouvelles dispositions. Ainsi, le vocabulaire générique du début de la « nouvelle ère » gangrène très vite l’ensemble des activités, comme l’histoire, qui dans ce contexte idéologique, devient une discipline à fort rendement. En effet, encadrée dans la ligne du parti, elle est mise au service de la production d’une nouvelle interprétation historique des événements. De manière tout à fait concrète, un article313 fait état de l’importance des salles consacrées au règne de Ceausescu au sein du Musée d’Histoire. L’ensemble du dernier étage, plus de 2000m2, du Musée National d’Histoire, était réservé au couple Ceausescu, dont le titre de la présentation des salles est éloquent : ‘« les preuves de l’amour, la haute estime et la profonde considération dont jouit le président du pays’ »314. L’estime dont jouit le président au niveau national n’y suffisant pas, les quelques salles réservées à la monstration des présents reçus de par le monde comblent cette insuffisance, venant marquer « ‘les preuves des amples relations d’amitié et de collaboration entre le peuple roumain et les peuples des autres pays’ »315. Suivant la direction prise par la pensée de l’auto-référence, l’urbanisme et l’architecture sont également au service de cette proposition qui instaure le présent en dehors de toute référence au passé, le Centre Civique en ait une éclatante manifestation. Non seulement le nouveau lieu de pouvoir s’éloigne des autres édifices à haute valeur symbolique disséminés dans la ville, mais en plus il prend place dans une partie du coeur historique de la ville en ayant eu soin d’effacer, ou de cacher, au préalable, les marques de cette histoire afin de s’asseoir sur un terrain vierge.

Pour en revenir aux derniers jours de 1989 et aux lieux dans lesquels se sont déroulés les manifestations d’opposition, il n’est pas anormal de considérer que la nature des lieux est à l’origine de leur appropriation ou désertion de la part des Roumains. Les deux places - place du Palais Royal et Place de l’Université - investies par la foule des manifestants sont de nature à rendre possible les mouvements de protestation car la nature de leur espace s’apparente à ce que Georges Balandier énonce sur la ville, c’est-à-dire que : « ‘toute ville au cours de son histoire s’enrichit de ces lieux auxquels peut être attribuée une fonction symbolique, qu’ils la reçoivent par destination ou qu’ils la ’

‘tiennent de l’événement. Ils sont les théâtres où la société officielle se produit et ceux, à l’inverse, où la protestation populaire se manifeste. La topographie symbolique d’une grande cité est une topographie sociale et politique’ »316. A l’inverse, la zone du Centre Civique n’a fait l’objet d’aucun rassemblement. On peut certainement imputer cette désertion au fait qu’il était encore en partie en chantier, mais aussi parce que la nature de l’espace ne peut engendrer une révolte.

Notes
313.

Simonescu P., Padiou H., « Comment le musée national de Bucarest racontait l’histoire » in A l’est la mémoire retrouvée. La découverte, 1991, pp. 212-228.

314.

Ibid, p. 225.

315.

Ibid, p. 225.

316.

Balandier G., Le pouvoir sur scène, p. 28.