La nature de l’espace

Qu’il s’agissent la Roumanie de Ceausescu, de l’Allemagne d’Hitler, de ’Italie de Mussolini ou encore de l’URSS de Staline, toutes montrent la formidable volonté que manifestent les régimes totalitaires à investir l’architecture. La relation qui s’instaure entre ces pouvoirs et la pratique architecturale n’est pas d’ordre esthétique, comme le démontre Miguel Abensour mais, cette relation tient essentiellement au rôle important que la discipline tient dans le processus de domination instauré par de tels régimes. Le principe essentiel du rôle de l’architecture pour les régimes totalitaires est de proposer l’ordonnancement d’un nouvel espace. Miguel Abensour propose de comprendre cette relation au travers de la proposition d’un espace inédit, propre à cette forme de pouvoir. Si comme nous le dit Hannah Arendt ‘« les mouvements totalitaires visent et réussissent à organiser des masses ’»317, l’architecture est mise au service de cette organisation. Comme l’écrit Miguet Abensour, ‘« l’architecture apparaît donc comme un moment et comme un dispositif fondamental de l’organisation des masses par l’institution d’un espace sacré, magique, structuré d’une manière spécifique et donc comme une pièce constitutive de cette forme de régime ’»318. La logique de la domination totale développée par les régimes totalitaires instaure une représentation particulière de la notion de communauté et du lien social qui s’exprime au travers d’une certaine structuration de l’espace. La ville est une scène où l’expression politique doit pouvoir s’exprimer, c’est-à-dire constituer un cadre où les différences, les oppositions ont la garantie de pouvoir être, continuellement, mises en débat. La suppression des interstices, des différences, qui se manifestent dans la logique de la masse et de l’homogénéisation sociale, doit pouvoir être accueillie en un espace propre. ‘« En effet, la logique d’un régime totalitaire vise à privilégier l’unité - l’unité du Tous-Un sous la double image d’un peuple-Un et d’un pouvoir-Un et tend à effacer les signes de la division du social. Effacement de la division de l’Etat et de la société, effacement de la ligne qui sépare le pouvoir politique du pouvoir administratif, effacement surtout de la division interne du social, sous la forme de l’auto-proclamation d’un société réconciliée ’»319. L’espace Centre Civique est révélateur d’une structuration singulière qui met en scène une vision unitaire de la communauté pensée au travers de la rhétorique de « l’homme nouveau » qui ne peut s’exprimer qu’au singulier. Le Centre Civique en est le reflet.

Le mythe de l’unité est présent dans le traitement esthétique au travers d’un style néo-classique hybride que l’on retrouve à l’identique sur tous les bâtiments, même s’il est plus ou moins appuyé en fonction des bâtiments - le Palais du Peuple est celui qui est le plus significatif à cet égard, alors que les immeubles d’habitations du

deuxième tronçon de l’Avenue de la Victoire du Socialisme ont une décoration plus épurée. Il est d’ailleurs tout à fait remarquable de noter les sentiments d’adhésion, de sécurité, d’ordre que ce style architectural peut provoquer sur des personnes étrangères à l’ensemble du processus (je pense notamment aux non Bucarestois qui viennent visiter la ville et aux étrangers de passage. Ces deux catégories constituent d’ailleurs les seules personnes qui vont dans la zone à des fins touristiques).

D’autre part, la structure urbanistique démontre trois intentions. La première est celle de la clôture de la zone par rapport au reste de la ville. Elle est effectuée au moyen de la suppression des ponts sur la Dîmbovita qui interdit, en certains endroits, le passage de l’autre côté. L’ouverture est aussi supprimée lorsque une fois l’ancienne trame urbaine remplacée par la nouvelle, les routes n’aboutissent plus sur un passage mais contre un nouveau front. Cela est notamment le cas lorsque l’importante voie de circulation qu’est le boulevard Libertatii bute sur les berges de la Dîmbovita infranchissable. La réelle motivation de clore la zone par le recours à un plan d’urbanisme adéquat est renforcée par la présence de la rivière qui crée elle-même une ceinture naturelle infranchissable en l’absence d’une infrastructure appropriée. Cela est particulièrement remarquable aux abords du Palais du Peuple où la rivière constitue une frontière entre la rive gauche - l’autre partie de la ville - et la rive droite - la zone du Centre Civique.

Les barrières naturelles et les options urbanistiques créent un dispositif d’enfermement sur elle-même de la nouvelle zone, un peu à la manière d’une forteresse, douves exceptées, quoique la rivière semble remplir ce rôle de manière atténuée. A ce dispositif de repli du site sur lui-même, s’ajoute un nouveau procédé d’aménagement de l’espace qui consiste à enserrer tout un chacun, dans une communion formelle, avec l’élément central de cet ensemble - le Palais du Peuple - et ce qu’il représente, le Conducator.

A l’intérieur de cet espace clos, deux autres éléments urbanistiques concourent à procurer ce partage ou cette adhésion vers une seule et même figure : la perspective ouverte par l’Avenue de la Victoire du Socialisme qui aboutit et bute elle aussi sur le Palais du Peuple. Enfin, la place semi-circulaire dont la seule fonction est d’être un dispositif d’accueil des manifestations savamment orchestrées par le pouvoir. A une échelle importante (500 000 personnes), elle répond au principe de manipulation et de domination en vigueur, qui s’exprime notamment au travers de toute la production festive dont le régime est l’initiateur. Chaque déplacement dans le pays, visites d’usine, est l’occasion d’un déploiement festif savamment mis en scène. La foule est disponible en permanence, un simple signal et elle est prête à envahir les rues pour acclamer le dirigeant et sa suite. Les ouvriers, les écoliers, les fonctionnaires sont réquisitionnés pour applaudir, chanter, agiter des drapeaux au passage du dirigeant. Au coeur du Centre Civique, la mise en scène des objets de production festive est à cet égard remarquable d’une chorégraphie du rassemblement plébiscitaire. La place semi-circulaire fait face à la façade ouest, (la plus haute avec ces 83 mètres) du Palais du Peuple déjà en position de hauteur sur sa colline. Le promontoire, autre élément essentiel du dispositif d’une domination totale, est l’autel de la parole à partir duquel, pour en revenir à l’analogie avec l’univers religieux, l’ordre de la création peut être transmis aux fidèles. Enfin, dernier élément de décor de cette méga-production, les immeubles des ministères, derrière la place, enserrent la foule à la manière des bras d’un cordon de CRS. De toute part, rien d’autre que le guide et la masse dans une communion autour du pouvoir.

Si l’on revient à l’histoire de l’implantation des lieux de pouvoir dans la capitale, on remarque que deux temps marquent cette histoire de l’inscription du pouvoir. Le premier temps est celui d’une « stratégie de la négation » selon les termes d’Ivaylo Ditchev320. Le pouvoir communiste érige ces lieux symboliques dans le giron de ceux de l’ancien régime. A Bucarest, le siège du Parti est situé en face du Palais Royal (transformé en Musée d’art). Le cas de la Roumanie n’est pas exemplaire de ce point de vue. Sofia suit une démarche quasiment identique à celle de Bucarest, en installant le mausolée en face du Palais Royal transformé lui aussi en galerie d’art. A Moscou, le mausolée de Lénine est construit au pied du Kremlin, lieu de sépulture des grands hommes de la Russie.

Puis intervient la deuxième étape, celle d’une autonomisation des nouveaux lieux par rapport aux anciens ». Bucarest est certes l’exemple le plus frappant mais il est loin d’être unique. A Moscou, le métro remplit ce rôle de nouveauté dans l’espace urbain selon Ivaylo Ditchev : ‘« le premier pas sur cette voie fut le métro de Moscou, cette « cathédrale souterraine du communisme » couverte de marbre et saturée d’allégorie »’ 321. Le cas de Bucarest cumule les volontés d’autonomisation et de création ex nihilo : créer un nouveau centre ex-nihilo, mais sur un axe lui-même ouvert pour le projet, et en dehors de toute référence urbanistique. Que ce soit de manière souterraine, comme à Moscou, ou ultra-visible, comme à Bucarest, le principe qui est à la base de ces transformations urbaines est celui d’une modernisation dont le but est, selon Ivaylo Ditchev, « ‘entre autre d’affirmer le sujet, c’est-à-dire le parti et ses guides. La légitimité de cette fonction symbolique et, par conséquent, les privilèges des personnes concrètes qui s’y étaient installées, dépendaient donc de la poursuite à l’infini du projet’ »322.

Les nouvelles valeurs s’inscrivent dans la pierre : servir le parti dans un projet de création toujours en mouvement. L’axe nouvellement ouvert de « la Victoire du Socialisme » débute avec la perspective qui donne sur le Palais du Peuple mais ne s’achève pas, répondant à cette volonté d’une incessante construction dont le Centre Civique actuel n’est que le point de départ.

Notes
317.

Arendt H., Le système totalitaire. Seuil, 1972, p.29.

318.

Abensour M., op.cit, p.36.

319.

Abensour M., op.cit, pp. 62-63.

320.

Ditchev I., « Les ruines de la modernité ».

321.

Ibid, p. 42.

322.

Ibid, p. 41.