Le culte de la personnalité

‘« Nous avons vécu cinquante ans dans un monde où seul le nom du dictateur avait de l’importance. Je serai tenté, pour un certain temps, de donner un nom même aux lacets de mes chaussures »324

Ceausescu est non seulement l’initiateur, le concepteur, le constructeur mais il se place lui-même au centre de toute la production artistique du pays. Les artistes « officiels » ont dû peindre les faits et gestes du héros de cette « société socialiste multilatéralement développée » mettant en scène le constructeur : « ‘le Président s’y fait volontiers représenter devant les « grandes réalisations » qui constituent l’épopée du régime - la centrale hydroélectrique des Portes de Fer, le canal Danube-Mer Noire, ou les premières lignes du métro de Bucarest. L’attitude est presque toujours la même : debout au premier plan, entouré à quelque distance d’un auditoire attentif, le Conducator prodigue observations et conseils inspirant les travaux, donnant l’élan créateur’ »325. La production artistique est utilisée afin de servir l’image du mouvement créateur qui anime la pensée du guide.

Ce mouvement dont Hannah Arendt nous dit qu’il est une obsession : ‘« les formations totalitaires ne restent au pouvoir qu’aussi longtemps qu’elles demeurent en mouvement et mettent en mouvement tout ce qui les entoure ’»326.

Suivant cette logique, les visites hebdomadaires de Nicolae Ceausescu sur le chantier du Centre Civique, entouré d’une suite docile et attentive, participent de cette mise en scène d’une production unique de prise de décision.

Mais plus encore, le monumental édifice du Palais du Peuple fige, dans la pierre, cette personnalité célébrée au travers du savoir-faire et des matériaux roumains. Au regard de cette interprétation, l’indécision de tous pour choisir, ou utiliser, un seul et unique nom pour nommer le bâtiment est exemplaire : trois appellations ont toujours circulé, Palais du Peuple, Maison du Peuple et Palais de la République. Cette dernière appellation est celle donnée, en Allemagne de l’est à Berlin, à un bâtiment mis au service du peuple. Restaurants, salles de spectacle ultra-modernes, salles d’expositions, étaient ouvertes à tous suivant en cela les fonctions d’un tel bâtiment : proposer des activités culturelles et sociales. A Bucarest, le nom est identique mais la destination et les fonctions du Palais de la République sont toutes autres. Lieu du pouvoir par excellence, qui regroupe en son sein les activités politiques et administratives de l’Etat, le bâtiment est interdit au peuple. La structuration de l’espace est très claire, imposant une distinction nette entre les étages nobles (les trois premiers) réservés à l’activité politique et le reste réservé à l’administration. Mais là encore, pour le personnel administratif, il était prévu des entrées au sous-sol différenciées des entrées officielles. La codification de l’espace, en parties nobles et non nobles, actualise le statut du bâtiment qui n’était certainement pas destiné au peuple. Comment alors choisir une appellation qui est fausse dès sa définition ? Comme les Roumains n’ont jamais manqué d’humour, même dans les pires moments, ils se sont, au sujet de l’Avenue de la Victoire du Socialisme, réappropriés l’appellation officielle à leur profit. Elle est devenue « l’Avenue de la Victoire du Socialisme sur le Peuple » ou « l’Avenue de la Victoire du Socialisme sur la Capitale », ou encore « l’Avenue de la Victoire du Socialisme sur le Pays ». Au moins là, les choses ont le mérite d’être claires !

Notes
324.

Nicolau I., «Le musée du paysan roumain, histoire et histoires » in Romania. Construction d’une nation, Ethnologie française 1995/3, Armand Colin, p.420.

325.

Ibid. p.227.

326.

Op.cit, p.27.