Un espace a-politique

Comment comprendre les nouvelles valeurs inscrites dans la pierre, et comment interpréter la nature des nouveaux espaces construits ? Pour comprendre et analyser la nouvelle urbanité que propose le Centre Civique, il est nécessaire, de revenir à la nature et aux effets du régime qui l’a instaurée. Pour ce faire, je me référerai aux propositions de Miguel Abensour328 concernant la perspective politique du projet totalitaire. Il existe deux interprétations de ce projet totalitaire. L’une développe l’idée selon laquelle le totalitarisme serait un excès de politique autrement dit la politique portée à son excès. L’autre voit dans le projet totalitaire, la disparition du politique et du lien établi entre l’homme et le politique. Les tenants de la première position postulent que « tout politique » repose sur la disparition, voire la destruction, des valeurs et des liens non politiques. Pour l’auteur de l’article, cette proposition est problématique puisqu’elle contient une confusion entre le « tout politique » et le « tout idéologique » entendu comme « ‘l’imposition a toutes les activités d’une société donnée d’un modèle dominant sous le contrôle d’un parti unique ’»329. Mais plus encore, ce projet de société qui se base sur la création de « l’homme nouveau » ne contient-il pas, dans ses intentions finales, la destruction du politique ?

La deuxième position, à laquelle l’auteur est plus sensible, est celle qui postule la destruction du politique dans le projet totalitaire. Se référant aux analyses d’Hannah Arendt330 qui posent comme critère de compréhension de la nature d’un système politique, outre la distinction entre la structure d’un régime et son principe d’action, la condition humaine qu’il suppose. Les trois formes de gouvernement retenues par d’Hannah Arendt331 sont la monarchie, la république et la tyrannie. La condition humaine dans la monarchie est celle de l’inégalité des hommes, dans la république c’est son contraire, l’égalité entre tous tandis que tyrannie fonctionne à partir de l’isolement de chacun. Hannah Arendt considère que ‘« le totalitarisme tel que nous le connaissons aujourd’hui dans ses variantes bolcheviques et nazies, est issu de dictature à parti unique qui, comme les autres tyrannies, ont employé la terreur comme moyen pour instituer le désert et l’absence de compagnie et de l’esseulement’ »332. Le principe du totalitarisme vise à détruire les conditions d’existence de la pluralité des hommes, c’est-à-dire l’univers dans lequel cette condition de l’homme libre peut se développer ou comme le résume autrement Miguel Abensour : « ‘il suffirait d’affirmer que le caractère essentiel de la domination totalitaire consiste à détruire la politique dans la mesure même où elle nie ce qui en est le fait fondateur, la pluralité humaine’ »333. Les régimes totalitaires s’imposent, et se maintiennent, par la terreur qui, par essence, est négation des libertés, et instaurent un nouveau mode de relation dans lequel les conditions d’être ensemble dans l’espace sont abolies : « ‘elle (la terreur) se contente simplement de serrer sans relâche les uns contre les autres , les hommes tels qu’ils sont, de sorte que le champ même de l’action libre c’est-à-dire la réalité de la liberté disparaît’ »334. Enfin, Hannah Arendt dissocie dans sa pensée le pouvoir et la domination, considérant que le pouvoir ne naît pas de la force ou de la puissance mais de cette capacité à intégrer la pluralité : ‘« les hommes lorsqu’ils sont ensembles, constituent une sphère où le pouvoir peut apparaître, et ils découvrent l’existence de ce dernier au moment précis où ils décident d’agir de concert »’ 335.

L’idéologie, ensuite, est un principe ou plus exactement un processus d’action, essentiel dans la logique totalitaire, et qui implique le nécessaire mouvement, le statut d’un devenir incessant. Dans ce contexte, l’idéologie ‘« en tant que logique d’une idée appliquée à l’histoire, est là pour préparer les individus à participer à un processus en leur dévoilant la loi du mouvement, en la leur inculquant, en les préparant à y jouer ou bien le rôle de bourreau, ou bien celui de victime’ »336. Le principe de mouvement mobilise les hommes autour de lui et de son initiateur et les contraignant à s’éloigner de « l’entre-connaissance », de là, la production de la masse qui vient donner une forme à ce mouvement. La masse n’est pas la communauté, mais une quantité d’isolements contenus dans une forme. Or, comme nous le dit Miguel Abensour : « ‘l’absence de pairs et d’égaux détruit toute possibilité de pouvoir - de pouvoir avec et de pouvoir entre -, cette réalité essentielle de la sphère politique »’ 337. Le totalitarisme serait cette expérience où se mêle terreur, idéologie et désolation, qui ensemble concourent à supprimer le politique.

Miguel Abensour, très proche de la thèse d’Hannah Arendt, considère la nature de l’espace totalitaire à la lumière de cette interprétation de la disparition du politique dans la logique totalitaire. Pour lui, l’espace totalitaire n’est pas le résultat d’un trop plein de politique mais, à l’inverse, un espace ou le politique est aboli et institué pour accueillir les masses, dans l’aveuglement d’une communion. Dans cette logique, le recours au monumental apparaît comme un procédé permettant d’instaurer ce type d’espace dans lequel la masse doit pouvoir se fondre. S’il y a disparition de l’espace politique et public, il n’en demeure pas moins qu’il existe la production d’un espace spécifique mais, comme Miguel Abensour l’évoque à propos de l’architecture d’Albert Speer, le travail sur l’espace ‘« est orienté vers la concentration sur un point central auquel est réservée la visibilité et qui coïncidait, en outre, avec le lieu de pouvoir ’»338.

Le Centre Civique est, me semble-t-il, au coeur de ces interrogations en tant qu’espace produit par un Etat totalitaire. Il peut être analysé à lumière de ce postulat de la négation du politique, en étant, à la fois, l’exact reflet de l’essence du projet totalitariste. Ces trois composantes - terreur, idéologie et désolation - sont inscrites dans la minéralité de la pierre du nouvel ensemble architectural comme le révèle les

récits de construction et de destruction. La terreur instituée dès l’origine, s’exprime de manière plus forte lors des dix dernières années, qui correspondent pour une part à la construction. L’idéologie de « l’homme nouveau », qui instaure le principe d’une modernité au travers la réorganisation de l’espace, avec la volonté sous-jacente d’urbaniser l’intégralité du territoire, connaît son apogée au coeur de la capitale. Enfin, le traitement architectural et urbanistique, est le résultat des décisions du couple sur propositions des spécialistes. Le couple entérine le choix du monumental à leur service - le Palais du Peuple et ses bâtiments satellites - ainsi que l’accueil de la masse qui se trouve dans l’obligation de converger vers « la Victoire du Socialisme » incarnée.

Le Centre Civique semble être l’exact reflet des propositions de Miguel Abensour quand il parle de la dépolitisation des espaces produits par les Etats totalitaires.

Notes
328.

Abensour M., « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets » in Tumulte, n°8, 1996, pp. 11-44.

329.

Ibid, p. 17.

330.

Arendt H., La nature du totalitarisme. Bibliothèque philosophique Payot. 1990.

331.

Hannah Arendt établit sa réflexion à partir des propositions de distinction faites par Montesqieu.

332.

Ibid, p. 106.

333.

Op.cit, p. 23.

334.

Arendt H., op.cit, p. 103.

335.

Ibid, p 129.

336.

Abensour M., op.cit, p. 33-34.

337.

Op.cit, p. 38.

338.

Abensour M., De la compacité. Architecture et régimes totalitaires. Sens & Tonga, 1997.