Le recours à un univers légendaire est une pratique aussi vieille que le monde tant la production symbolique est reconnu comme nécessaire à la production du sens. L’expérience communiste, et certains de ses Etats totalitaires, n’échappe pas à la manipulation des symboles. Bien au contraire, l’accompagnement symbolique des directives est érigé en art d’Etat. Sous des apparences de rupture radicale avec les anciens cadres de référence mythico-religieux et de transformations profondes des cadres symboliques de la société, les pouvoirs communistes re-élaborent un univers mythique et légendaire en lien avec le projet qu’il porte en leur sein. Tout en interdisant très fortement le recours aux symboles préexistants, les pouvoirs réinstaurent un univers mythico-religieux cohérent. Chaque domaine est sujet à une lecture en ces termes, à partir desquels il est possible de repérer l’appareillage symbolique des régimes en place. Tous les domaines sont l’occasion d’un déploiement symbolique qui vise à réintroduire une production mythico-religieuse en adéquation avec les nouvelles valeurs.
A travers ces univers littéraires l’auteur albanais Ismaïl Kadaré, est, sans aucun doute, l’écrivain qui montre, avec le plus d’acuité et d’intelligence, la production et la logique symbolique qui émane des pouvoirs communistes. L’intégralité de son oeuvre littéraire s’attache à évoquer un univers légendaire inspiré tout à la fois de son expérience personnelle sous le joug communiste et de son fort attachement à la culture albanaise et balkanique. Dans un essai qu’il consacre aux légendes344, il met à jour la machinerie mythico-religieuse mise en oeuvre. Au centre de celle-ci se trouve le bureau politique à propos duquel il dit : « ‘le bureau politique était une imitation de deux structures légendaires : l’Olympe grec et la Table ronde du roi Arthur’ »345. A l’intérieur de cet Olympe, s’organise une hiérarchie de divinités - les aparatchiks - véritables héros de ce nouveau monde. Or dans ce nouveau monde, qui n’est pas exsangue, loin de là, d’une production légendaire « autochtone », il est reconnu nécessaire de produire des lieux, de nouveaux lieux (cathédrale, mausolée, sanctuaire) véritables garants de la nouvelle production symbolique et légendaire. Le projet de création de « l’homme nouveau » engendre une rhétorique très singulière et spécifique qu’il est aisé de retrouver dans l’ensemble de la production d’un pays qui lui est soumis. De cette rhétorique politique émane des lieux produits justement pour signifier un avenir différent. Le Centre Civique représente un des éléments de cette nouvelle phraséologie, la « société socialiste multilatéralement développée » qui a besoin d’un corps ou d’une enveloppe pour accueillir ces nouvelles « divinités ». Le Centre Civique émane de cette pensée et sa structuration met en lumière l’agencement du monde tel qu’il est imaginé dans la pensée politique de Nicolae Ceausescu. Si la construction d’un centre civique, en tant qu’opération architecturale et urbanistique, n’est pas une opération singulière et spécifique à l’Etat Roumain de cette époque, la proposition d’un univers symbolique et d’une rhétorique légendaire à propos de ce nouveau lieu est belle et bien caractéristique de la société roumaine. Là où le Centre Civique innove c’est bien dans la production symbolique dont il est porteur et dans celle qu’il provoque. Or, c’est dans la confrontation des récits qu’est mis en exergue cette production symbolique.
Kadaré I., La légende des légendes. Flammarion, 1995.
Ibid.p.174.