Le Centre Civique, un monument ?

S’il devait en être un, il serait aisé de choisir parmi la terminologie proposé par Régis Debray, entre monument trace, monument message et monument forme et les attributs qui sont rattachés à ces trois signes.

Le Centre Civique et, à l’intérieur de celui-ci, le Palais du Peuple, oscille entre le monument message et le monument trace.

Il va de soi qu’aucun monument ne relève uniquement d’une des catégories : trace, forme ou message, mais que chacun emprunte à l’une d’entre elles quelques caractéristiques. Cette classification en trois grandes catégories représente un modèle de lecture des différents types de monuments. Comme tout modèle, il a l’avantage d’éclairer sous un jour nouveau ce qui relève de ce phénomène tout en nous soumettant à une contrainte d’adéquation du modèle à l’objet singulier. Tout en étant consciente de ce travers inhérent à toute modélisation théorique, il n’en reste pas moins que cette classification a le mérite de proposer un modèle opératoire qui oeuvre à rendre intelligible les objets qui relèvent de ce domaine. Dans cet état d’esprit, et guidée par le souci d’éclairer mon propos, le recours à la classification faite par Régis Debray représente un apport non négligeable dans l’approche du monument. En me référant à celle-ci, on peut considérer que le Palais du Peuple s’apparente plus au monument message en tant qu’il est une textualité minérale. A propos du monument message, Régis Debray écrit : « c’est une lettre sous enveloppe dûment adressée par une époque à la suivante. C’est le monument au sens premier entendu comme ‘marque publique destinée à transmettre à la postérité la mémoire de quelque personne illustre ou action célèbre’ (Dictionnaire de l’Acédémie française, 1814) »351. L’oeuvre architecturale est conçue comme un texte référent à l’usage des Roumains ou plus particulièrement « des hommes nouveaux » pour lesquels il est édifié. Pourtant, subsiste une réserve à l’égard de la classification proposée. Le message présent dans le Palais du Peuple concerne l’annonce d’une ère nouvelle. Il ne s’agit pas d’un message à l’usage des générations futures mais pour ceux qui sont contemporains de la fondation dans le cadre d’une temporalité du présent. Malgré cela, le Centre Civique se situe plus clairement dans la typologie du monument message conjuguant quelques attributs du monument forme. Parmi ceux-ci la monumentalité, qui le caractérise en partie, le constitue comme un monument pouvant être appréhendé de manière instantanée selon une simple capacité visuelle. L’ingénierie architecturale et urbanistique mise en oeuvre démontre ce souhait d’imposer une forme emblème d’une exception, d’un lieu de pouvoir exceptionnel. En soi, il est effectivement l’oeuvre d’un architecte, mais dans un contexte singulier où l’architecte-artiste et le politique ne sont qu’une seule et même personne. Se situant dans le registre de la monstration, le Centre Civique emprunte donc au monument forme son pouvoir d’attraction visuelle qui émane de sa démesure formelle. C’est bien sa monumentalité comme traitement esthétique qui concoure à l’apparenter en partie au monument forme car, comme le souligne Régis Debray : «‘la rupture d’échelle qui le distingue de l’environnement suffit à le mettre hors contexte. Il hiérarchise un espace, rompt un continuum, se place en point de mire’ »352. D’ailleurs cette caractéristique formelle est bel et bien à l’origine des critiques qui se portent sur le Centre Civique et plus particulièrement sur le Palais du Peuple. La composante du monument forme, dans cet exemple précis, est ce qui est remis en cause, voire rejeté par la majorité des personnes. Les critiques à son encontre ne reposent jamais sur la construction en elle-même. Tout le monde s’accorde à reconnaître la fierté qu’il ressent par rapport aux prouesses techniques que les constructeurs roumains ont dû effectuer pour aboutir à un tel résultat. Mais, en revanche, la haine surgit chez les Roumains lorsqu’il est question de l’aspect esthétique et du caractère imposant de l’ensemble. Le sentiment d’inutilité, de sacrifices endurés pour arriver à ces résultats, à cette forme, est source d’une amertume sans commune mesure.

Si la caractéristique principale du Centre Civique est celle d’être un monument message, de quel message est-il porteur ? L’idéologie de l’homme nouveau constitue le principe de fondation nous avons vu qu’une partie était appliquée à travers le processus de systématisation. Or, le Centre Civique dans sa configuration et dans les principes qui l’ont édifié, se détache de la problématique de réaménagement du territoire roumain. Le message transmis par l’ensemble est donc différent de celui présent dans la loi de systématisation. Or, si message il y a, il se situe justement dans une des caractéristiques du monument, celle d’instituer un espace singulier. Le premier niveau, ethnographique, nous a permis d’accéder au niveau anthropologique profond, celui dans lequel le Centre Civique est fortement imbriqué dans un univers mythico-religieux qui contribue à le fonder en tant qu’espace urbain. Les approches à partir desquelles j’ai, jusqu’ici, aborder le Centre Civique contiennent leurs propres limites. En effet, le sens donné à la construction à partir d’une approche de l’univers légendaire propre à la Roumanie et suivant le modèle de la matrice stylistique conceptualisé par Lucian Blaga, demeure problématique sur un point. Elle contient un présupposé déterministe caractéristique d’une approche de type culturaliste. Le sentiment d’une destinée inéluctable contenue dans la pensée d’un espace mioritique, paysage mental de la roumanité propose une interprétation cyclique de reproduction quasiment à l’identique d’un schéma symbolique véhiculant l’idée d’une fin funeste et tragique contenue dans les deux ballades référantes : la Miorita et Maître Manole. Le rapport d’une destinée à laquelle on ne peut se soustraire ne prend effectivement en compte ni les contextes, ni les dynamiques ou changements propres à chaque époque et société. L’approche en ces termes nie la capacité qu’à toute société de produire elle-même ses effets, dépassant de loin une matrice culturelle déterminante.

Egalement, le recours à Mircea Eliade et à ses propositions qui distinguent espace profane et espace sacré replace la problématique de l’espace dans une pensée binaire pour laquelle d’autres propositions d’intelligibilité ne peuvent trouver place. Or, il est maintenant assez clair que la distinction entre sacré et profane réduit indiscutablement les approches que l’on peut avoir de l’espace et les manières de lui donner du sens. La classification binaire proposée par Mircea Eliade réduit incontestablement les possibilités de comprendre des phénomènes plus complexes, mélangés et hybrides.

Enfin, la lecture du Centre Civique, sous l’angle du politique, inclut cet espace dans un mouvement dans lequel sont déjà présents d’autres lieux prestigieux et qui relèvent d’un traitement symbolique identique. Parmi ceux-ci, nous retiendrons Versailles, la Rome de Mussolini, l’Allemagne d’Hitler, l’URSS de Staline ou la Corée de Kim Il-Sung. Or ce traitement politique d’une fondation ne permet pas d’acquérir une profondeur du phénomène, car quand bien même les uns et les autres s’apparentent dans la monstration architecturale et urbanistique d’un propos idéologique, il n’en reste pas moins que chacun s’insère, au-delà de leurs similitudes, dans un contexte singulier qui mérite une attention particulière et soutenue.

La connaissance que l’on peut acquérir du Palais du Peuple bénéficie évidemment de ces trois niveaux de lecture et des approches qu’ils présupposent. Néanmoins, il est nécessaire de dépasser ce qu’ils contiennent et mettent en jeu. Les limites que toute approche contient peut être appréhender un multipliant les angles de lecture.

A ce stade, il apparaît que l’on peut proposer une ultime grille de lecture du Centre Civique. Lecture qui aurait pour dessein de réunir, au-delà de leurs frontières, dans une même approche la lecture légendaire, sacrée et politique du Centre Civique . Mais avant cela, une mise au point est nécessaire. En effet, je me propose d’extraire le Palais du Peuple de son ensemble pour le considérer selon une perspective particulière. Il est le seul édifice au coeur de la tension contenue dans la confrontation des récits. De cette confrontation émerge l’essence même du bâtiment contenue dans les deux formes de narration et qui représente la réunion des univers jusque-là opposés. En effet, au-delà des oppositions contenues dans les formes narratives - récit minéral d’un projet de société et interprétation légendaire d’une construction, il existe une valeur qui transcende les divergences d’interprétation du nouvel espace. Cette valeur commune aux deux sources narratives est contenue dans la notion d’exemplarité.

Ce troisième niveau de lecture permet, à partir du niveau symbolique, de proposer une interprétation de l’essence même de ce nouvel espace. Nous proposons donc, pour cette ultime lecture, d’introduire la notion d’exemplarité dans le cheminement ethnologique autour du Centre Civique. Afin de dépasser la contradiction individuel/collectif, contradiction inhérente au projet lui-même, il semble nécessaire d’avoir recours à un nouvel éclairage théorique.

Notes
351.

Ibid. p. 15.

352.

Ibid. p. 16.