Le processus d’exemplarité est donc le résultat selon André Micoud : « ‘d’une triple décontextualisation de l’histoire, du lieu et des acteurs est et construit comme un unique inimitable ’»358. A la lumière de cette proposition d’intelligibilité du monument, revenons d’où nous sommes partis, à Bucarest sur les bords de la Dîmbovita, au pied du Palais du Peuple. Avec ce nouvel appareillage conceptuel, le Centre Civique apparaît sous un autre jour. Augustin Ioan, dans un article qu’il consacre à l’architecture roumaine, utilise la formule de « disneyland communiste »359 pour évoquer le style architectural de la construction de Nicolae Ceausescu. Il a recoure à cette tournure de phrase pour justifier l’entreprise de monumentalisation de l’univers urbain que représente le Centre Civique selon un style architectural hybride, mélangeant différents esthétismes. S’il est vrai que le Centre Civique représente un moment non négligeable dans l’histoire de la monumentalisation de la cité, il n’en reste pas moins, que le projet qu’il porte dépasse de loin l’institution d’une aire de jeu, d’une opération ludique. En effet, l’intérêt porté aux processus de construction et de destruction révèle tout les enjeux contenus dans le nouveau quartier et particulièrement dans le Palais du Peuple.
L’opération urbanistique et architecturale dépasse, il me semble, le simple processus de monumentalisation d’une partie de la capitale mais instaure une nouvelle idée de l’espace. La philosophie de l’homme et l’idéologie de la « société socialiste multilatéralement développée » représente le liant de l’opération de construction de l’ensemble. En effet, le contexte de la systématisation générale du territoire représente le point de départ de l’histoire. Mais le processus mis en oeuvre dans la capitale dépasse ce qui fut entrepris dans le reste du pays avec notamment la systématisation des grandes villes. Si le principe qui prévaut est identique et constitue la base de l’entreprise, en revanche le processus selon lequel fut établi le Centre Civique, institue une différence fondamentale. En effet, à la différence des aménagements qui ont eu lieu hors de la capitale, le processus de construction du Centre Civique conduit à le fonder comme lieu exemplaire.
Le passage par l’ethnographie des récits concernant la construction permet la mise en relief des séquences ou des motifs selon lesquels le centre politico-administratif s’érige en lieu exemplaire.
Plusieurs récits expliquent la genèse de la fondation du nouveau quartier. Chacun d’entre eux intervient de manière complémentaire dans l’élaboration du mythe de fondation .
Le premier d’entre tous les récits qui fondent le Centre Civique est le fameux tremblement de terre de 1977 qui, hormis l’importante secousse qu’il a provoqué dans la capitale, représente un séisme pour la destinée de la ville. La catastrophe naturelle et les dégâts qu’elle occasionne dans le centre ville est, comme nous avons
déjà pu le montrer, à l’origine du choix du site et de l’emplacement de la colline de l’Arsenal pour l’implantation du Palais du Peuple. C’est aussi le tremblement de terre qui est convoqué dans les récits pour expliquer la technique de construction et les normes antisismiques draconiennes imposées pour la construction du Palais. Le second récit élaboré tend à donner du sens à l’esthétique de l’ensemble. Le parti pris du monumental, ainsi que le choix d’un style néo-classique hybride est le résultat de la forte amitié qui lie le dirigeant roumain au dirigeant nord coréen. Parallèlement à ceux-ci, le texte signé des mains du couple et introduit dans les premières fondations fait mention de leur souci de moderniser la capitale pour qu’elle réponde aux exigence d’une « société socialiste multilatéralement développée ». Modernité, amitié et terre qui tremble sont les trois principaux éléments qui organisent les récits à partir desquels le mythe de fondation peut s’élaborer. Mythe qui est construit sur une opposition entre souci de modernité et liens indéfectibles.
L’omniprésence du couple est traduite en oeuvre et en fait. Mise en oeuvre dans l’architecture où deux bâtiments viennent signifier cette omniprésence. Le Palais du Peuple, trône dans une centralité absolue et est surchargé de la figure du couple. Des bureaux pour Nicolae Ceausescu dans chaque aile, l’appartement privé, demeure supplémentaire sur la liste déjà longue des maisons. Le Palais est saturé de la présence de Nicolae Ceausescu, seul maître en ces lieux. Elena, quant à elle, aurait du siéger tout près, dans le Palais des Sciences. L’architecture monumentale et la position centrale des deux bâtiments saturent l’espace de leurs figures. Mais l’omniprésence est antérieure à l’érection des bâtiments. Les processus de construction témoignent d’un investissement total de la part du couple, de leur présence quasi quotidienne sur le chantier du Palais du Peuple. De l’élaboration des plans, sur une maquette géante, aux changements de perspectives architecturales, Nicolae Ceausescu est présent sur tous les fronts, assumant totalement le rôle d’artiste dictateur, reléguant les professionnels au statut de simples exécutants. Le système de construction mis en exergue dans les récits, ainsi que le projet architectural, sous-tendent la proposition suivante : la construction du Centre Civique révèle dans sa mise en oeuvre une identification complète du lieu à la figure de son initiateur.
La déqualification du site historique de la capitale s’opère de manière radicale dans l’opération de tabula rasa qu’engendre la construction. Habitats citadins, ensembles religieux, constructions civiles sont purement et simplement rayés de la carte urbaine en un temps record. Au mépris des contestations nationales, quelquefois relayées au plan international, les bulldozers poursuivent leur oeuvre de nettoyage des trois quartiers Antim, Rahova et Uranus. La Direction du Patrimoine culturel (ancienne Direction des Monuments Historiques) est brusquement dissoute en 1977, alors qu’elle entreprenait depuis plusieurs années un travail systématique d’inventaire et de restauration du patrimoine roumain. La suppression du jour au lendemain de cette institution garante d’une sauvegarde du patrimoine mobilier et immobilier est la manifestation d’une attitude volontaire de négation des origines, attitude qui donne lieu à une destruction arbitraire de lieux représentatifs de l’histoire roumaine. L’intervention dans l’une des parties du coeur historique de la capitale représente la mise en oeuvre de ce principe, non ouvertement déclaré, mais efficient, de substitution volontaire des origines. Celle-ci représente le premier volet de l’opération de décontextualisation qui donnera lieu à l’exemplification du lieu. Première décontextualisation, celle de l’histoire, en l’occurrence, ici, c’est l’histoire roumaine dans sa composante patrimoniale qui est supprimée. Ce principe de décontextualisation est imposé à tous les domaines qui relayent l’histoire nationale. La discipline historique, jusqu’à l’enseignement de la généalogie du dirigeant, sont marquées du sceau de ce travail de déconstruction et de reconstruction des origines. L’ère nouvelle de « l’homme nouveau », fondation sans précédent, doit passer sur les cadavres de l’histoire pour s’ériger dans une pureté originelle. L’imposition d’un nouveau tracé urbanistique et d’un nouvel axe urbain, l’Avenue de la Victoire du Socialisme - artère qui symbolise la marche de la Roumanie vers un avenir meilleur - représente un acte fondateur d’imposition d’un nouveau tracé urbain qui, en supprimant la trame historique initiale, vise à nier l’existence du lieu dans sa composante originelle, c’est-à-dire celui de son développement. L’oeuvre concomitante des bulldozers et du tracé des urbanistes aboutit à l’effacement du lieu en tant qu’écriture spatiale d’une histoire originelle. L’année 1984, celle des premières destructions, est aussi celle qui inaugure la venue d’un nouveau lieu dans la capitale, qui marque l’opération de décontextualisation du lieu.
Enfin, si la destruction des maisons individuelles ou des immeubles d’habitation représente en soi un traumatisme réel, la suppression de la possibilité d’une présence physique des Bucarestois dans la zone est sans doute la fait le plus radical de l’opération. Ils ont relégués en de multiples périphéries, assujettis au silence et à l’inclinaison de décisions irrévocables, contraints par la force des choses et du pouvoir à un acquiescement passif. L’éloignement que provoque une politique autoritaire d’imposition de nouvelles valeurs, conduit à la négation de chacun des individus comme acteur possible de cette nouvelle société. Le déplacement physique des habitants, conjugué à la privatisation de la zone de construction, leur éloignement du nouveau poumon de la « société socialiste multilatéralement développée », les efface du processus en cours. La capacité et les possibilités de chacun à s’autoproclamer, en les circonstances, acteur de son propre déménagement à travers le jeu avec les relations montre les limites de cette volonté de négation des individus et de leur vie. Autonomie toute relative qui ne se s’effectue que dans le cadre d’une intimité relationnelle. Le Centre politico-administratif s’érige selon un principe de triple décontextualisation de l’histoire, du lieu et des acteurs. En cela, il répond à la logique énoncée dans le procès qui consiste à produire un lieu exemplaire. En ce sens, le lieu exemplaire est un lieu de rupture car son processus est extérieur à l’histoire, au lieu et aux acteurs. Selon cette perspective, nous pouvons de nouveau nous interroger sur la perspective de rupture qu’engendre le Centre Civique. La question de savoir si le Centre Civique représente un lieu de rupture dans le paysage urbain peut désormais être approfondie. Précédemment, il nous a été donné de montrer la filiation du projet avec d’anciens projets de réaménagement urbain car on a pu noter une similitude concernant les fonctions et le choix du site du centre politico-administratif. Dans cette optique, l’hypothèse de la rupture était invalidée du fait même de l’existence de ces anciens projets et des multiples concordances relevées entre eux. En revanche, l’accent porté sur la mise en oeuvre de la décontextualisation transforme cette perspective de rupture et tend à valider l’hypothèse que le Centre Civique constitue réellement un lieu de rupture dans le paysage urbain. Plus précisément, la rupture se situe moins dans le projet lui-même, que dans sa mise en oeuvre. Autrement dit, c’est bien le processus de construction qui fait rupture et non le principe d’implantation d’un centre civique dans la capitale roumaine.
Si l’intervention dans la capitale se réclame du principe qui prévaut dans l’ensemble du territoire, c’est-à-dire la loi de systématisation du territoire roumain, l’opération de Bucarest se révèle être autonome par rapport à l’ensemble du projet en raison même de certains principes qui le fonde. Le lieu exemplaire nous dit André Micoud « est construit comme un unique inimitable ». Plusieurs faits, issus de l’ethnographie, nous permettent de soutenir cette proposition. Mais ici, nous porterons notre attention sur un seul élément de l’ensemble : le Palais du Peuple. L’ampleur de sa construction et les commentaires qu’il provoque, la démonstration par les chiffres de son gigantisme, le calcul du volume et la comparaison avec les plus imposants édifices du monde, représentent un premier témoignage de la démesure et du caractère unique du bâtiment. Seules quelques autres bâtiments, la Pyramide de Keops, le Pentagone, rivalisent dans le gigantisme. Conçu pour être parmi les plus prestigieux bâtiments au monde, le Palais du Peuple représente un édifice unique du point de vue de son aspect extérieur.
D’autre part, les exigences de construction qui imposent des normes de résistance aux tremblement de terre sont sans commune mesure avec les normes en vigueur pour les autres constructions. Le Palais du Peuple est soumis à des règles de construction uniques au regard des autres bâtiments qui composent l’ensemble. Conçu pour résister à plusieurs grosses secousses, il en devient inaltérable. Une résistance extrême qui lui confère une existence éternelle. A l’instar du Monastère d’Arges, le Palais du Peuple doit son édification à l’intervention des meilleurs professionnels, à l’utilisation de matériaux de haute qualité, uniquement de provenance roumaine. Tout est mis en oeuvre afin que le Palais du Peuple s’érige selon le modèle d’une construction unique, sans équivalent, me semble t-il, au regard de l’ensemble du programme de systématisation. Les techniques de construction mises en oeuvre, l’ampleur du bâtiment doublée d’une indestructibilité, lui assurent une valeur d’éternité exemplaire. Les prouesses techniques rivalisent avec le faits légendaire dans une similitude de projet. Souvenons-nous de ces quelques vers de la ballade de Maître Manole dans lesquels le Prince admire la construction : le Prince et sa garde, ravis, le regardent, vous, dit-il, maçons, Maîtres, compagnons, dites-moi sans peur, la main sur le coeur, si votre science peut avec aisance faire pour ma gloire et pour ma mémoire plus beau monastère ? Le Palais du Peuple, dans son histoire, s’apparente au monastère du Prince, produit pour être le miroir de lui-même et qui ne pourrait souffrir d’un double, dusse t-il, éliminer ces géniteurs, les constructeurs. Selon le recours incessant aux comparaisons, logique évoquée précédemment, la consigne de construction de l’Avenue de la Victoire du Socialisme devait répondre à une exigence particulière : être plus large, de quelques centimètres, que les Champs Elysées. Cette logique n’est pas simplement le résultat d’une mesquinerie de la part d’un « dictateur mégalomane », mais découle de ce principe de production d’un lieu plus singulier et unique que ceux déjà « labélisé » ainsi comme édifice remarquables à travers le monde.
En dehors, donc, d’une simple surenchère quantitative qui consiste à dépasser les plus prestigieux édifices de la planète (souvenons nous de la comparaison avec la pyramide de Keops), l’édification d’un bâtiment relevant du principe de « l’unique inimitable » répond à l’exigence de marquer un événement fondateur : « le haut lieu est le point central d’un événement fondateur », nous dit André Micoud. Le questionnement initial de ce travail consistait à s’interroger, à propos de l’architecture, sur la relation entretenue entre la forme et le fond et sur la validité d’une interdépendance de ces deux variables. La réflexion en terme d’exemplarité permet de postuler une interdépendance pleine et entière entre l’enveloppe et l’idée qu’elle contient, dans la mesure où l’enveloppe architecturale accompagne et signifie l’avènement d’un événement fondateur. Le Centre Civique est-il un lieu exemplaire parce qu’il aurait la capacité de marquer le début d’un avenir différent ? Et si oui, de quel avenir s’agit-il ? La proposition d’un avenir différent est contenue, écrite et, à multiples reprises, énoncée dans le programme de systématisation qui sous-tend la philosophie de « l’homme nouveau ». Il est, à priori, idéologiquement emprunt de cette philosophie. Mais avant d’aller plus loin dans la tentation de comprendre de quel événement fondateur il est le messager, il nous faut revenir sur son exemplarité. Le Centre Civique est construit selon les principes de l’exemplarité. Le mythe de fondation s’organise autour de plusieurs récits, l’un emprunt de modernisation, l’autre marqué par les râles de la terre ou le dernier par une amitié sans borne entre deux dirigeants. Un lieu qui s’érige en dehors de tout contexte politique et social qui a eu soin justement de procéder à un effacement exemplaire des références qu’elles soient historiques, architecturales, politiques ou sociales. Un lieu dont le processus de construction ne pouvait engendrer qu’une identification complète à la figure de celui qui l’a initié : le couple Ceausescu. Ce même couple qui porte de bout en bout un projet architectural et urbanistique qui contient en son coeur le désir inavoué d’être unique et inimitable allant jusqu’à décréter un budget illimité pour la réalisation de leur « oeuvre ». Le Centre Civique, un lieu de rupture ? En réalité, il me semble que le Centre Civique opère une double rupture. La première est de type urbain. Une rupture dans l’histoire de l’évolution de la ville au regard des logiques qui ont présidé à son développement : axe nord-sud originel et une monumentalisation qui s’érige dans une solitude sans précédent, telle que nous avons pu l’analyser précédemment. La second rupture que le projet porte en son sein est justement liée à son exemplarité. Le point de départ de la réflexion en cours est le programme de systématisation qui a généré à partir de 1974, date du vote de la loi, une application du réaménagement du territoire roumain. Or, rien dans le projet qui transforme la capitale en vaste chantier ne découle du seul principe de modernisation. Le Centre Civique apparaît comme un lieu construit pour être exemplaire, à ce titre il s’autonomise par rapport au contexte dont il tire sa genèse : la systématisation.
Au terme de cette réflexion, il est possible d’esquisser l’allure du Palais du Peuple, telle qu’elle apparaît au travers des multiples articulations. La construction sociale dont il est l’objet l’institue comme l’exemple de lui-même tant le processus dont il tire sa genèse le place comme un objet sans équivalent possible. Or, l’exemplarité qui le caractérise situe le Palais du Peuple dans le registre d’une construction référante d’une vision du monde. Mais au-delà du constat de l’érection d’un bâtiment exceptionnel, le contexte et les valeurs qui ont présidé à son édification l’apparente à une production architecturale d’exception. Exception et exemplarité font du Palais du Peuple un bâtiment qui peut prétendre compléter la liste sur laquelle sont inscrite les grandes familles de bâtiment telles que les cathédrales, les pyramides, les mausolées ou les temples. Chacun d’entre eux fait référence à la grandeur du projet ou de l’homme qu’ils incarnent qui est présent dans la minéralité des murs.
La monumentalité, la centralité, l’isolement et l’indestructibilité sont les principales composantes physiques de la création du Palais du Peuple. L’événement fondateur qui est à son origine est la superposition du champ politique et de la figure d’un homme. L’homme se confond avec la fonction et le Palais du Peuple est l’enveloppe minérale de cette confusion des genres. Le Palais du Peuple est conçu comme l’écrin protecteur du corps du pouvoir. Cette configuration place le bâtiment plutôt dans la catégorie du monument mausolée - pyramide plutôt que dans celle de cathédrale ou de temple.
Ibid. p. 62.
Ioan A., « Projet inachevé » in LA&I, Litere, Arte, Idei. Suplement cultural al Cotidianul, n°33 (262), anul IV, 26/08/1996.