CONCLUSION GENERALE
Fin d’un parcours
Début d’une nouvelle histoire...

Ce parcours s’achève, il nous aura permis de pénétrer dans les entrailles d’une fondation contemporaine en ayant recours à plusieurs niveaux d’interprétation du même objet. En effet, j’ai essayé de proposer dans ce parcours l’exploration de plusieurs échelles de lecture du Centre Civique et de donner du sens aux multiples dimensions qu’il porte. Le contenu de l’ethnographie d’une fondation contemporaine est une tentative de donner du sens selon un point de vue et des articulations qui m’apparaissaient comme opportunes. De ces articulations ressort plusieurs lecture interdépendantes les unes des autres. Le texte dévoile une fondation qui relaye un projet idéologico-politique que les récits mentionnent à la lumière d’un univers mythico-légendaire étrangement proche de la culture populaire roumaine. La première articulation met en co-présence une production architecturale et un univers mythico-religieux propre à une configuration culturelle roumaine. Dans l’articulation de ces deux univers émargent des récits qu’élaborent les Bucarestois à propos de la fondation contemporaine. La ballade de Maître Manole leur permet de réinscrire, dans leur temporalité et à travers une élaboration narrative similaire, une profondeur historique à ce qu’ils vivent au quotidien.

La seconde lecture proposée s’appuie sur la distinction entre espace profane et espace sacré, qui, malgré ces limites, permet d’introduire, toujours à l’aide des récits, les valeurs qui sont projetées sur ce nouvel espace.

Enfin, la troisième perspective de lecture du Centre Civique s’inscrit dans une approche plus générale consistant à penser l’architecture comme un manifeste minéral au profit de la création d’une nouvelle société. Cette troisième lecture réintroduit l’opération roumaine dans un mouvement plus large qui vise à articuler architecture et pouvoir. Mouvement dans lequel sont inscrits d’autres espaces ou lieux qui recèlent en eux l’articulation entre l’architecture et la forme de pouvoir qui l’instaure. Cette perspective d’analyse permet d’extraire le Centre Civique d’un contexte national traumatique pour le réintégrer dans une séquence architecturale plus universelle. Au même titre que d’autres témoignages architecturaux, à des époques différentes, il donne à voir l’agencement minéral d’un projet de société et des valeurs qui le portent.

Enfin, chacune des lectures, ainsi que les limites contenues dans chacune d’elles, donnent lieu à une ultime interprétation du Centre Civique. Celle-ci tente d’englober dans une seule et même notion, l’exemplarité, la dimension symbolique et politique de l’espace selon une perspective de construction sociale d’un lieu exemplaire. Ce processus de construction sociale de l’exemplarité permet d’autonomiser l’objet par rapport à son contexte historique, politique ou symbolique et ainsi de l’extraire d’une analyse de type strictement conjoncturelle.

Or, il subsiste malgré ces multiple articulations un point « névralgique » qui relève de la perspective d’approche et de la méthodologie produite. De 1984 à 1989, la ville de Bucarest est engagée dans un vaste chantier de destruction et de reconstruction d’une de ces parties. 1984 - 1989, une période référante pour ce travail et sur laquelle j’ai décidé de me pencher. Par essence, définie et limitée, elle n’en reste pas moins problématique. Depuis, onze années se sont écoulées au rythme des négociations de multiples virages politiques, économiques et sociaux. Le pays suit, non sans mal, une longue période de transition qui fait dire à un certain nombre de Roumains qu’ils sont encore et toujours une « génération sacrifiée ». L’ensemble des domaines fait l’objet d’une réorganisation économique qui s’accompagne le plus souvent d’une insurmontable dégradation des conditions de vie. Le pays est de nouveau engagé dans un mouvement de « modernisation » de ces cadres institutionnels et économiques son l’objectif majeur étant de s’inscrire dans une économie de marché de type occidental. L’adhésion de la Roumanie à la Communauté Européenne est d’actualité et le rattachement « au grand frère » occidental est la voie dans laquelle s’engage le pays.

La capitale, elle aussi, vit au rythme des transformations que la période de transition lui impose. Son statut de ville chantier s’est accentué lorsque les manifestations de décembre 1989 ont elles aussi imprimé leur marques sur certaines zones dans lesquelles les édifices ont gardé pendant très longtemps les empreintes (incendies, impact de balles) du soulèvement. Sur de multiples fronts, la ville est en reconstruction, voire tout simplement en construction. Tout doucement, les chantiers dévoilent les nouvelles facettes de la cité. Elle aussi, à l’instar des structures industrielles du pays, s’engage dans une voie de modernisation dont les signes sont l’apparition sur la scène urbaine d’opérateurs privés et étrangers qui sont partie prenante des mutations urbaines. Dans chaque quartier, poussent des immeubles aux façades de verre sur lesquelles est imposé le nom d’une grande firme internationale. Les styles architecturaux suivent le mouvement d’ouverture et ce fameux verre que Ceausescu ne voulait pas dans sa capitale, fleurit maintenant sur la plu-part des constructions modernes. Le mouvement de reconstruction est aussi en faveur des édifices religieux qui, bénéficiant d’aides financières, peuvent revoir le jour. Il n’était pas rare de voir, dans un quartier périphérique, une église en construction, à l’exemple du quartier de Titan, au sud-est de la ville et dans lequel j’ai séjourné à plusieurs reprises, qui s’est doté d’une église selon le style architectural traditionnel de la région de Maramures. La construction de bois apportant dans un univers de béton une image rustique parmi les kilomètres de façade de blocs. Les exemples sont ainsi nombreux de réapparition, dans l’univers urbain, de signes architecturaux venant symboliser la visibilité et l’accessibilité de la dimension religieuse.

Le chantier du Centre Civique fut lui aussi, à un moment donné, au coeur des tensions qu’impose la transition. Non terminé, voire pour certaines parties à peine commencé, la question de son avenir fut à maintes reprise signifiée et ceci par l’ensemble des acteurs de la ville. Il était plutôt question des avenirs du quartier tant les questions soulevées et les propositions furent nombreuses. La première solution qui apparut instantanément mais qui fut très vite écartée fut celle concernant la destruction du Palais du Peuple. Hormis les considérations d’ordre symbolique sur l’opportunité de la destruction d’un édifice qui, qu’elle que soit son allure, est le témoin d’un temps historique singulier, les contingences techniques reléguaient la destruction dans le domaine de l’impossible. Construit pour résister à une trentaine de tremblements de terre de magnitude importante, sa destruction, dans les faits, réalisable, aurait contraint la capitale à une nouvelle dépense insurmontable .

Le vent de liberté d’expression qui s’est abattu sur le pays ne s’est pas privé de charrier avec lui une quantité de propositions de réaffection du bâtiment. Sur l’échelle de la provocation ou de la dérision, certaines ont atteint le plus haut niveau et, pendant plusieurs mois, la presse roumaine s’est faite l’écho de ces défoulements parfois délirants. Les propositions furent de tous ordres : recouvrir le bâtiment d’une pyramide de verre à l’image du Palais du Louvre ; faire déverser par un hélicoptère de la peinture rouge pour symboliser l’époque communiste tout juste révolue ; aménager le Palais en grand centre de presse européen ou alors ouvrir la plus grande maison close ou la plus grande salle de jeux du monde. Pendant un temps, chacune des propositions s’est ingéniée à détourner le bâtiment de ses fonctions initiales. Les idées émises pour la future destination du bâtiment essayaient de tirer un quelconque profit, par moment ironique, de la monumentalité de la construction (annexe n°11). L’éventualité de la destruction ou les perspectives de réaffectation n’ont concerné que le Palais du Peuple, le reste de l’ensemble ne fut soumis à aucune proposition de redéfinition de leur projet.

En réalité, il faut distinguer deux soucis contemporains concernant la destinée du Centre Civique. Le premier d’entre eux concerne l’affectation et la fonction des bâtiments terminés ou en voie d’achèvement. Cette question fut très vite réglée puisque l’ensemble des constructions fut affecté aux institutions pour lesquelles elles étaient, dès l’origine, destinées. Ainsi, les ministères sont répartis dans les immeubles qui forment un arc de cercle avec la place semi-circulaire. L’immeuble du l’Armée accueille le ministère de la défense nationale. La partie achevée du ministère des sciences et de l’enseignement est devenu le siège de l’Académie roumaine. Le bâtiment, à peine entamé, d’un hôtel protocolaire fut racheté par un grand groupe international. En ce qui concerne les autres emplacements (et à ma dernière connaissance) : le musée national, l’opéra, la bibliothèque ainsi que le site de Vacaresti ne font l’objet d’aucune affectation particulière, tant les édifices sont en chantier. Enfin, le Palais du Peuple a pris le nom de Palais du Parlement et il est destiné aux deux chambres : députés et sénateurs, ainsi qu’à l’accueil d’un centre international de conférence. En résumé, le programme d’affectation des bâtiments susceptibles de loger des institutions, a suivi les directives du projet initial.

En revanche, le Centre Civique questionne les autorités du point de vue de sa réinscription dans l’univers urbain. Les ruptures qui sont inscrites dans le traitement urbanistique font l’objet d’une réflexion concernant leur réintégration dans le tissu urbain.

Finalement c’est un concours international d’urbanisme qui scelle l’avenir de la zone360.

Ces deux initiatives, affectation des bâtiments et devenir urbanistique de la zone, inaugurent la destinée de l’opération architecturale à une époque où le pays s’engage sur une nouvelle voie politique. Tels étaient les propos introductifs de Ion Iliescu361 au dossier de présentation du concours : « ‘la Roumanie édifie aujourd’hui un système politique et social nouveau, fondé sur les institutions de l’Etat de droit, démocratique, ainsi que sur une économie moderne, de marché, sur une vision européenne du sens du progrès et de la civilisation. Et la capitale de la Roumanie, la ville de Bucarest, retrouve son identité au centre de ce processus qui trouvera, sans aucun doute une fidèle et nécessaire transposition dans la réalité architecturale et urbaine ’. Ces deux initiatives inscrivent le Centre Civique dans le temps présent et sa destinée résulte de la conjonction d’une filiation avec le propos contenu dans la genèse du projet et de sa liaison avec les anciens cadres urbains. Le devenir du Centre Civique s’inscrit une nouvelle fois dans une relation entre l’idée et la forme, pour donner à lire un projet architectural qui s’inscrit dans le déroulement d’une temporalité. L’idée est maintenue de considérer le Centre Civique comme l’espace politico-administratif de la capitale. La forme, quant à elle, est retravaillée dans le sens d’une réintégration de l’ensemble à la structure de la ville, sur la base d’une nouvelle modernité.

Mais il me semble que le temps présent du Centre Civique soulève une question qui n’est ni contenue dans le concours d’urbanisme ni dans les pages qui précèdent et à laquelle je consacrerai la conclusion de ce travail. En effet, je vais tenter, pour conclure, de combler une lacune « abyssale » du travail que j’ai entrepris et de la méthodologie qui le sert. Le défaut essentiel d’une approche de type historique d’un phénomène est que celle-ci ne nous permet pas d’interroger le changement ou les dynamiques à l’oeuvre. L’ethnographie du monument nous permet certes d’aborder le processus de construction et son quotidien mais, au-delà, elle reste irrémédiablement muette sur son traitement symbolique aujourd’hui. Tout mon travail, en se concentrant uniquement sur la temporalité de la construction, est contraint à une vision « partielle » de l’objet. Dans le cadre d’un mouvement continuel et inexorable du temps, les onze années qui se sont écoulées ont elles aussi imprégné l’histoire du bâtiment. Le Palais du Peuple ne sera sans doute jamais détruit et son existence se poursuit au-delà de la fin du règne qui l’a généré.

Quelle est cette deuxième vie qui s’annonce pour le Palais du Peuple ? De nouveaux usages, une nouvelle image travaillée sur le plan médiatique, engagent le Centre Civique sur un autre chemin. Il est passé du statut « d’oeuvre en perpétuel chantier », vouée à marquer l’a-temporalité d’un régime politique, à celui d’objet-témoin d’un passé proche. La distance temporelle d’une part, un peu plus d’une décennie, mais surtout la distance politique, nous amène à penser la transition comme étant aujourd’hui une étape fondamentale et partie prenante du processus de construction du Centre Civique. Celle-ci, en l’état d’inachèvement et de non attribution de la totalité de ces bâtiments, se poursuit au-delà des changements en cours. Mais cette période de transition place le Centre Civique au coeur d’une nouvelle configuration inédite qui consiste à envisager une requalification d’un objet d’un passé dont chacun veut se débarrasser. Objet encombrant et encombré d’une figure et d’un projet qui relèvent maintenant de l’histoire. A son propos, Gérard Althabe dit : « le centre que je déchiffre renvoit à un projet de société qui a lui même disparu. Le Centre Civique est devenu une sorte de lieu de mémoire »362.

Notes
360.

La partie concernée par le concours est la suivante : « Le sujet du concours est la restructuration du secteur sud de la zone centrale, le territoire adjacent au Boulevard Unirii depuis la place Alba Iulia jusqu’à la zone du Palais du Parlement pour satisfaire aux exigences contemporaines d’une capitale européennee » in Bucuresti 2000, dossier du Concours International d’Urbanisme, Union des Architectes de Roumanie, Bucuresti, 1995-96, p. 16.

361.

Ion Iliescu fut le premier Président après les événements de décembre 1989. Il fut président de 1990 à 1995, puis est de nouveau réélu en décembre 2000.

362.

Althabe G., «  The People’s House as a place of memory » in Another Europe : Bucharest, Colloque organisé par New Europe Collgèe, Bucarest, 23-24 juin, 1995.