Onze années reste un temps relativement court pour un ensemble qui est censé représenter l’éternité et l’a-temporalité. Son principal intérêt réside dans le fait qu’il est, aujourd’hui, un lieu en devenir. Entre un projet qui a disparu et une nouvelle société qui se construit, il est l’un des objets de la société roumaine qui peut permettre d’interpréter les directions prises par la transition actuelle. Il peut être un objet « radiographique » ou un « objet analyseur » des passages que la société roumaine décide maintenant d’emprunter.
A l’instar d’un organisme vivant, son existence est soumise à de multiples variations qui l’instaure comme un objet en perpétuelle redéfinition.
Le Centre Civique rentre dans une nouvelle ère qui contribue à le redéfinir mais dont il est aussi un élément significatif. En raison des événements historiques en Europe centrale et orientale, l’année 1990 est marquée par un investissement, de la part de la population, des emblèmes ou signes du pouvoir déchu. Un peu partout, ces lieux ou objets représentatifs font l’objet d’une revendication. Investis physiquement, délogés, mis au rebut, ils sont souvent l’objet d’une catharsis nationale. Durant l’été 1990, le mausolée de Dimitrov à Sofia est entouré par la « Cité de la Vérité » composée d’étudiants, de saltimbanques, de mineurs et autres personnes qui viennent protester contre la falsification des élections remportées par le Parti Socialiste Bulgare (ancien parti communiste). La « Cité de la vérité » accueille trois milles personnes sous des tentes qui font le siège au pied du mausolée pour manifester contre l’échec du parti d’opposition. En même temps, le 18 juillet 1990, la momie de Georges Dimitrov, fondateur du régime communiste en Bulgarie est, dans le plus grand secret, retirée du mausolée, incinérée, et l’urne contenant les cendres est entreposée dans le cimetière central de Sofia366. Cet exemple, parmi tant d’autres, révèle les mobilisations dont font preuve ces lieux représentatifs des années qui viennent de s’écouler. Ils sont tout à la fois le lieu possible de revendications, les supports de manifestations à l’encontre du pouvoir, mais aussi des lieux reconnus sensibles par les nouvelles autorités qui préfèrent s’en séparer manu militari. Pris dans l’étau de la transition, du rejet qui l’accompagne, et de la nostalgie propre à chaque période de changement rapide, les signes du pouvoir sont investis au titre de la mutation de la société. Le Palais du Peuple, peut-être de manière moins violente, est investi à la fois physiquement et symboliquement. Pendant plusieurs jours, les Roumains feront la queue pour le visiter et avoir accès enfin à ce qui leur fut interdit. Des scènes de pillage ont été relatées par la presse mais il n’a pas fait l’objet d’une revendication particulière de la population. Ces nouvelles manifestations sur la scène urbaine sont l’occasion de réintégrer ces objets dans le champ du social. En les investissant pour dénoncer leur présence dans le paysage urbain ou pour les protéger, les individus se les réapproprient au profit d’une nouvelle attitude politique à laquelle ils désirent être associés. L’investissement des premiers jours de ces lieux représentatifs marque le début d’un processus qui consiste à réintégrer dans la sphère collective ces objets qui furent soustraits à la collectivité par une appropriation « abusive » de la part des détenteurs du pouvoir. La deuxième étape de la ré-insertion des objets se manifestera dans la capacité des nouvelles autorités à les considérer comme des biens collectifs et non individuels réservés à un groupe restreint de personnages.
De nos jours et au vu de la dernière échéance, le Centre Civique est réintroduit dans un mouvement urbain, dont il s’agit maintenant de définir le projet. Ici encore, c’est bien la société roumaine qui se donne à voir à travers le traitement qu’elle réserve à certains objets et notamment à ceux qui relèvent de l’architecture ou de l’urbanisme. Le Centre Civique est promis à un avenir dont on devine à peine les contours. Toute une série de questions apparaît à l’aube de cette nouvelle ère sur la destinée urbaine de Bucarest. Entre le premier coup de pelle et la situation actuelle en Roumanie, beaucoup d’eau se sera écoulée dans la Dîmbovita, au pied du centre civique. Au lendemain de décembre 1989, la Roumanie se réveille étourdie par les événements qu’elle vient de vivre, ayant en tête l’idée d’une nouvelle ère qu’il lui faut maintenant inaugurer. Symbole de cette époque que les Roumains viennent de rejeter violemment, les réflexions concernant l’avenir du centre civique accompagne les nouveaux pas de la société roumaine. Son actualité concerne la réarticulation de cet espace avec le reste du centre urbain, mais en aucun cas la redéfinition de ses fonctions dans la ville. Il semble que l’avenir du centre civique soit envisagé à la lumière d’une nouvelle opération d’urbanisme qui laisse de côté un de ses aspects fondamentaux : celui d’être un lieu de pouvoir.
Les projets qu’il peut susciter du point de vue de la recherche, concernent le suivi de son devenir. Encore une fois, la conjoncture dans laquelle il se trouve, contribue à le considérer comme un objet extrêmement pertinent du point de vue de la dynamique des lieux de mémoire. Dans cette perspective, l’un des premiers chantiers dignes d’intérêt, serait celui d’une étude des résultats du concours d’idée dont il fut l’objet. Les nouvelles orientations du projet et la redéfintion de son statut dans l’espace urbains sont significatifs des rapports qui se négocient au sein de la société roumaine. Les enjeux de sa contemporanéité sont relayés au niveau national et international, ce qui présage de l’intérêt qu’on lui porte.
Le parcours ethnographique s’achève ici sur un objet qui est aujourd’hui en train de subir une mutation et dont il conviendrait de suivre le parcours de son existence au fil des transformations urbaines de la ville de Bucarest. Ce ne sera sans doute pas un tremblement de terre qui fera disparaître le Centre Civique, mais le nouveau processus politique qui s’attachera à transformer ce pour quoi il fut conçu dans le but de le réintégrer dans une dynamique temporelle. L’a-temporalité qui caractérise le projet initial sera inévitablement au coeur des mutations.
Et les récits vont, eux aussi, poursuivre leur parcours au rythme des transformations urbaines. Sophie Calle a effectué un travail d’enquête sur la disparition des symboles à caractère politique : « A Berlin, de nombreux symboles de l’ex-Allemagne de l’est ont été effacés. Ils ont laissé des traces. J’ai photographié cette absence et interrogé les passants. J’ai remplacé les monuments manquants par le souvenir qu’ils ont laissé »367. A propos de l’emblème (un cercle contenant un marteau, un compas et un épi d’orge) présent sur la façade du Palais de la République à Berlin, certains diront de sa disparition :
‘« Globalement, le cadre vide résume la situation actuelle. Je ne pense pas que nous ayons besoin de tout conserver, tout reconstruire. On pourrait très bien laisser les choses telles quelles. Comme des traces. Plutôt que de laisser la place aux enseignes de Coca-Cola ». ’ ‘ « Il y avait un compas. Un compas pour faire des cercles : la forme parfaite. Les instruments de l’utopie n’existe plus. Il ne reste que l’utopie, mais une utopie vide. Nous ne voyons plus que le vide » 368 . ’Gradev V., « Le mausolée de Dimitrov » in L’est : les mythes et les restes, Communications, n°55, 1992, Seuil, pp. 79-88.
Calle S., Souvenir de Berlin-Est, Actes Sud, 1999, p. 12.
Ibid. p. 43.