1. Pôles ou centres ?

Dans les modèles traitant de structures multipolaires, les questions de la nature des pôles et/ou des centres qui émergent ainsi que de leur rôle sont rarement posées. En fait, soit l’existence d’un centre principal est postulée, sans véritable explication sur sa raison d’être, comme dans les modèles de la NEU, soit les auteurs constatent l’émergence dans une première période d’un tel centre, qui demeurera toujours plus important que tous les autres susceptibles de se développer par la suite. Il est également possible que les différents centres qui émergent ne soient pas hiérarchisés, comme dans le modèle de M. Fujita et H. Ogawa [1982] : les auteurs suggèrent ainsi que le cas tricentrique (cf. infra) peut être interprété comme une ville avec trois centres, mais aussi comme une ville articulant un centre principal et deux centres secondaires : le modèle en lui-même ne permet pas de trancher. En fait, dans la plupart des travaux théoriques, exceptés ceux de la NEU où l’existence et l’unicité du CBD sont un postulat - mais sa nature et son rôle réduits à ceux de centre du marché -, les pôles et les centres sont définis seulement en tant que sous-espaces de concentration (de la population, des activités économiques). Certes, ils permettent la mise en place de proximités spécifiques entre les agents qui s’y localisent, tout particulièrement dans la série de travaux dérivés du modèle de M. Fujita et H. Ogawa [1982], où la force d’agglomération est constituée par le besoin qu’ont les entreprises de réduire les coûts d’échanges des informations. Mais les autres dimensions de la centralité ne sont pas prises en compte.

Dans les études empiriques, la question de savoir si l’on a affaire à des pôles ou à des centres est plus souvent soulevée, même si l’on en reste généralement là aussi à une appréhension essentiellement économique de la centralité. Le centre historique est distingué par le fait qu’il assure un certain nombre de fonctions spécifiques, qui ne sont disponibles nulle part ailleurs dans la métropole (graphique I-2). La caractéristique principale du processus de multipolarisation est qu’il engendre l’implantation, dans certains sous-espaces périphériques, de tout ou partie de ces fonctions centrales. La question majeure est alors de déterminer si ces dernières se localisent de façon séparée, créant des pôles (sous-entendus spécialisés) de taille très inférieure au centre historique et qui restent très dépendants de lui, ou au contraire si un ou plusieurs sous-espaces accueillent un faisceau de fonctions centrales, et ont alors vocation à jouer le rôle de centres.

Quelles sont ces fonctions centrales ? Après la Révolution Industrielle, le centre historique des métropoles a développé des activités de production industrielle. Mais, depuis plusieurs dizaines d’années, il a profondément renouvelé son tissu économique autour des services, en particulier les services de haut niveau [Cohen, 1993 ; Gottmann, 1970; Keinath, 1985], et les fonctions de décision [Coffey et al., 1996-b]. Les fonctions centrales sont donc désormais essentiellement des activités tertiaires, en particulier des services aux entreprises [Léo, Philippe, 1998-a].

L’explication de la dynamique de formation de “ edge cities ” dans certaines métropoles américaines souligne d’ailleurs l’importance de l’arrivée de ce tertiaire supérieur dans des sous-espaces au départ plutôt banals [Alvergne, Coffey, 1997]. Comme l’expliquent T.A. Hartshorn et P.O Muller [1989], le mouvement de périphérisation de la population, amorcé dans les années cinquante, a d’abord engendré la formation de communes-dortoirs, puis a été suivi par l’implantation de commerces pour la population locale. Ces sous-espaces se sont progressivement autonomisés dans les années soixante, tout particulièrement sous l’influence de la construction de grands centres commerciaux, favorisés par les branchements autoroutiers. Ils ont ensuite connu une très forte croissante au cours des années soixante-dix, et leurs activités se sont diversifiées, notamment dans le domaine des services à la population. L’étape décisive est celle qui a vu, à partir de la fin des années quatre-vingt, l’arrivée d’activités tertiaires supérieures (services aux entreprises, finance, etc.), de sorte que les auteurs prévoyaient pour les années quatre-vingt dix une nouvelle phase constituée par l’accession au véritable rôle de centre de ces espaces (“ Mature Town Center ”) : “ Increasingly, it became reasonable to forecast that suburban downtowns would, collectively, first equal and then surpass the CBD in office activity, as they had earlier grown to dominate retail sales ” [Hartshorn, Muller, 1989, 383]. Cette prévision est effectivement confirmée par J. Garreau [1991]. Désormais, aux Etats-Unis, les territoires périphériques concentrent plus de la moitié des emplois urbains, et accueillent les trois-quarts des nouveaux espaces de bureaux [Ingram, 1998]. Toutes les métropoles n’ont toutefois pas connu des évolutions identiques [Alvergne, Coffey, 1997 ; Noyelle, 1994]. Ainsi, à Cleaveland, W.T. Bogart et W.C. Ferry [1999] détectent trois catégories de pôles. La première regroupe deux centres administratifs anciens, qui offrent une forte proportion de services supérieurs (services aux entreprises, finance, assurance et immobilier) et d’activités de transport et de communication. La deuxième catégorie concerne des pôles spécialisés dans les services à la population (notamment la santé, du fait de la présence d'un l’hôpital), un seul d’entre eux étant axé sur les services supérieurs : c’est d’ailleurs le seul à être qualifié d’“ edge city ” par les auteurs. La troisième catégorie rassemble des pôles de taille plus petite, qui se distinguent par une spécialisation dans les activités industrielles.

Qu’en est-il en France ? Si les différents travaux consacrent l'existence de tendances à la multipolarisation, aucun ne fait état de la constitution de véritables “ edge cities ”. Tout au plus les auteurs constatent-ils la réaffirmation d’anciennes centralités secondaires [Pény, 1999]. Contrairement à ce qu’affirmait J. Garreau [1991] au début des années quatre-vingt dix, cette forme extrême de la multipolarisation que sont les “ edge cities ” n’est donc pas forcément universelle, surtout parce que le contexte français n’est pas le même qu'aux Etats-Unis [Coffey, Drolet, 1992] : les centres des métropoles américaines sont marqués par des problèmes de pollution, de dégradation des conditions de vie et de congestion, qui sont différents de ce que l’on peut connaître en Europe. Les pôles qui émergent apparaissent de ce fait relativement éloignés du modèle américain. Ainsi, dans la métropole bordelaise, F. Gaschet [1999] note que les quinze pôles périphériques appartiennent tous à la proche banlieue de l’hypercentre. La majorité d’entre eux est située à proximité des rocades. La comparaison de leur composition fonctionnelle, appréciée en termes de structure des établissements, permet de différencier six groupes. Celui qui contient l’hypercentre ne comprend qu’une seule autre zone (située à proximité), et il est fortement spécialisé dans les services aux entreprises, les services collectifs ou personnels, et le commerce de détail. Aucun autre pôle ne reproduit cette structure spécifique. Les autres groupes sont spécialisés soit dans le transport, le commerce de gros et les services aux entreprises (deux groupes), soit dans les services à la population (deux groupes), soit dans les activités industrielles et de transport (un groupe). L’auteur conclut qu’il existe une exclusion très marquée entre les pôles concentrant les activités de production, et ceux dédiés aux services à la population. Selon lui, la structure polycentrique de l’agglomération bordelaise est “ le résultat d’un processus de spécialisation fonctionnelle des différents espaces impulsé par la très forte hétérogénéité de l’espace urbain en termes d’accessibilité et de disponibilités foncières ” [Gaschet, 1999, 20] : les caractéristiques de la centralité demeurent au centre historique, tandis qu’un système de pôles complémentaires, largement lié à la configuration des axes de transport, se met en place. Dans la métropole lyonnaise, A. Aguiléra-Bélanger et al. [1999] mettent en évidence deux types de pôles. Les premiers, appelés pôles secondaires, sont localisés à une certaine distance de Lyon (environ quarante kilomètres). Ils se sont constitués autour de centres anciens, d’une certaine importance (plus de 30 000 habitants) et bien reliés à Lyon mais également à l’extérieur de la métropole grâce au réseau autoroutier. Ils bénéficient d’une certaine autonomie de fonctionnement par rapport au centre historique et plus globalement à la zone centrale de la métropole, comme le montre le ratio entre les actifs occupés et les actifs résidents, plus élevé que dans les autres sous-espaces intramétropolitains, ou encore l’observation des mouvements de délocalisations intraurbaines, qui restent largement internes à chaque type de pôle. Ce résultat confirme l’influence de la structure intraurbaine “ initiale ” sur la dynamique de multipolarisation. Les seconds, appelés pôles périphériques, ont des caractéristiques proches de celles mises en évidence dans la métropole bordelaise. Ils appartiennent en effet à la proche banlieue de Lyon, sont bien reliés au réseau routier et autoroutier, et offrent des spécialisations spécifiques soit dans les services aux entreprises, soit dans les activités industrielles, soit dans les deux. Ils apparaissent en outre encore dépendants du centre. Aucun ne semble en fait en mesure de le concurrencer, et tous fonctionnent en complémentarité plutôt qu’en concurrence [Aguiléra-Bélanger, 1999]. Dans la métropole toulousaine, G. Jalabert et M.C. Jaillet [1993] notent également le développement de deux centres secondaires, que sont les communes de Colomiers et de Blagnac. Au départ simples pôles accueillant des fonctions spécialisées liées à l’aéronautique, ces deux communes développent depuis peu de nouvelles fonctions, sous l’impulsion des responsables municipaux. Colomiers s’est ainsi dotée d’un véritable centre-ville (axe piéton, nouvelle mairie, équipements commerciaux et de loisirs) et d’un lycée international, tandis que Blagnac comprend désormais un centre culturel fréquenté à l’échelle de la métropole. C’est bien la diversité des activités, et surtout le développement de fonctions jusque-là exclusivement centrales, qui font progressivement évoluer ces sous-espaces, même si leur taille modeste (respectivement 30 000 et 20 000 habitant) les cantonne au rôle de centres secondaires.

A notre connaissance, seuls P.-Y. Léo et J. Philippe [1998-a] ont proposé récemment, à travers une étude portant sur l’évolution du centre et de la périphérie des cinquante-sept plus grandes agglomérations françaises entre 1975 et 1990, une définition relativement complète de la centralité d’un sous-espace urbain : elle leur permet précisément de tester le “ niveau de centralité ” de la périphérie. Les auteurs prennent en compte quatre éléments :

  • le potentiel de décideurs du secteur privé, mesuré par le quotient de localisation 35 des cadres de l’industrie, des mines et des services marchands aux entreprises (valeur seuil fixée à 0,95) ;
  • le potentiel d’environnement économique, évalué par le quotient de localisation du total des emplois dans les services financiers, les activités de transports et communications, le commerce de gros, la recherche, les représentations étrangères et les services aux entreprises (seuil : 0,95) ;
  • la diversité des activités tertiaires, mesurée par le nombre de secteurs (parmi les 20 du critère précédent) dont le quotient de localisation dépasse 0,95 (seuil : 13 secteurs) ;
  • le potentiel emblématique, évalué par le quotient de localisation des emplois des secteurs de l’hôtellerie/restauration et de l’immobilier réunis (seuil : 0,95).

A l’intérieur des agglomérations considérées, les auteurs analysent ainsi le degré de diffusion de chacune de ces fonctions centrales en périphérie entre 1975 et 1990. Ils aboutissent à la conclusion que, même si les communes-centres connaissent entre 1975 et 1990 une érosion globale de leur population, et dans une moindre mesure de leurs emplois, peu de périphéries développent à un niveau suffisant des éléments de centralité. En tout cas, aucune ne parvient à en réunir la totalité. Les périphéries des agglomérations de Paris, Marseille, Cannes (dès 1982) et Lyon (en 1990) se distinguent néanmoins par un développement notable des fonctions centrales. Il serait bien sûr intéressant de poursuivre ce travail avec les données du Recensement de 1999, mais également en introduisant un découpage plus fin des agglomérations que la seule dichotomie centre/périphérie. On peut notamment se demander si la dynamique mise en évidence sur ces quatre agglomérations s’est poursuivie, et si parallèlement elle en a concerné d'autres. La deuxième partie de ce travail permettra de donner des éléments de réponse en ce qui concerne la métropole lyonnaise.

Notes
35.

Le quotient de localisation désigne le rapport entre le poids des emplois du secteur dans la métropole considérée et son poids au niveau national.