2. Rencontres face à face et contrainte de proximité

La prise en compte de l’importance des déplacements professionnels (Fs) dans le choix d'une localisation nous semble particulièrement adaptée aux services aux entreprises. La nécessité de rencontres face à face apparaît en effet, dans la littérature, comme l’un des éléments caractéristiques et fondamentaux de l’activité, de sorte que les coûts de communications jouent un rôle analogue à ceux du transport des biens dans le cas des industries [Coffey, Polèse, 1987].

Ces besoins de contacts résultent de la nature même de l’activité. Comme le soulignent J. Bonamy et A. Valeyre [1994], le processus économique du service se distingue de celui du bien par le fait que la production et l'utilisation sont étroitement liées (graphique I-5). Par nature “ immatériel ”, le service nécessite, à un degré plus ou moins important selon les cas, la participation du client, non seulement en phase de définition (co-définition) mais également de production (co-production). C'est pourquoi on parle de processus de servuction 44  : “ ce néologisme, construit à partir de service et production et qui vient des travaux de marketing, désigne le rôle actif du client dans la prestation de service ” [Bonamy, May, 1994, 274]. En raison du caractère généralement tacite des informations échangées [Guillain, 1999], les rencontres face à face sont souvent nécessaires [Ihlanfeldt, Raper, 1990], que ce soit le prestataire ou le client qui soit amené à se déplacer [Léo, Philippe, 1991; Rousset-Deschamps, 1994]. L’enquête de W.B. Beyers et D.P. Lindhal [1996], portant sur quatre-cent cinquante sociétés de services aux entreprises implantées dans le Nord-Ouest des Etats-Unis confirme d'ailleurs que la communication personnelle face à face reste le premier mode de livraison des prestations. On en conclut généralement qu'il existe une contrainte forte de proximité entre le prestataire et ses clients. Cette proximité facilite les rencontres fréquentes et est en outre souvent considérée comme un facteur de réduction de l’incertitude, certaines prestations de services étant perçues comme des achats à risque [Philippe, Monnoyer, 1989].

Graphique I-5 : Comparaison du processus économique du bien et du service
Graphique I-5 : Comparaison du processus économique du bien et du service

Les services peuvent de surcroît être sensibles à la proximité d’autres services. L’intérêt de la proximité entre entreprises réside principalement dans la possibilité d’échanger des savoir-faire, de faire circuler rapidement des informations, de partager les coûts de formation d’une main d’oeuvre [Carré, 1994 ; Moulaert, Gallouj, 1993], ou encore de faciliter l’externalisation d’un certain nombre de tâches. Divers travaux ont mis en évidence l’importance des consommations de services par les services [Baro, Soy, 1993; Jouvaud, 1997], ainsi que le fait que ce phénomène ne concerne pas seulement les grandes entreprises [Cappelin, 1989]. P. Simon [1994] souligne d’ailleurs que la qualité des services disponibles fait la différence dans la concurrence entre les diverses formules de “ parcs ” (“ Parc-Club ”, parc d’affaires) proposées aux entreprises.

Pourtant, on peut douter que le besoin fréquent de contacts face à face ait en tant que tel une influence déterminante sur le choix de tel ou tel sous-espace intramétropolitain - à niveau d’accessibilité “ comparable ” -, car les distances sont somme toutes réduites à quelques kilomètres [Aydalot, 1985]. Au demeurant, l’externalisation de services ne requiert pas nécessairement la proximité entre le demandeur et l’offreur, et l’implantation dans un pôle peut être envisageable, tout en ayant recours à des services localisés au centre historique.

Le modèle de J.M. Clapp se réfère en outre uniquement aux besoins de rencontres qui existent à l’intérieur du périmètre de la métropole considérée. Cela implique de supposer soit que les clients (ou les partenaires ou les fournisseurs) des établissements de services aux entreprises sont uniquement locaux, soit que des communications virtuelles peuvent être substituées aux contacts face à face avec les interlocuteurs extérieurs. La première hypothèse est réfutée par des travaux récents, qui révèlent l’importance des exportations pour les services aux entreprises, avec des différences intersectorielles qui peuvent malgré tout être notables [Gallouj, 1996 ; Jouvaud, 1997]. Malgré tout, M. Jouvaud [1997] a récemment montré, sur la base d’enquêtes réalisées dans les agglomérations marseillaise et bordelaise, que la part du chiffre d’affaires effectué hors de la métropole d’implantation atteint 50% en moyenne 45 . Or le besoin d’accès à des clients extramétropolitains est à même d'engendrer des contraintes d’implantation différentes de celles qui prévalent pour les activités qui desservent un marché local. Les exigences peuvent être notamment autres en ce qui concerne l’accès aux infrastructures à grande vitesse, accès qu’offrent a priori peu de sous-espaces métropolitains en dehors du centre historique. La nature de l’aire de marché apparaît donc comme un élément susceptible d'exercer une forte influence sur le choix d’une localisation. La deuxième hypothèse fait référence aux possibilités d’introduction des TIC au niveau de la négociation et de la réalisation de la prestation. Nous y reviendrons par la suite, dans le cadre du modèle de M. Ota et M. Fujita [1993].

Par ailleurs, J.M. Clapp suggère que toutes les activités de services n’ont pas les mêmes besoins de rencontres face à face, que ce soit en termes de volume, de fréquence et de diversité, puisque les Fs peuvent être plus ou moins grands, et leur importance varier dans la fonction de profit. Pour J. Bonamy et A. Valeyre [1994], une des distinctions fondamentales au sein du secteur des services aux entreprises repose justement sur la nature de la relation de service, qui détermine le niveau des besoins de contacts entre le prestataire et le client. Il convient ainsi de distinguer, selon ces auteurs, entre les activités où la relation de service joue un rôle central, et celles où elle reste peu développée. On peut de la sorte, à la suite de A. Esparza et A. J. Krmenec [1994] différencier les services aux entreprises de haut niveau selon le degré de sensibilité de la prestation à la distance ainsi que les possibilités de standardisation (tableau I-1). A. Barcet et J. Bonamy [1993] proposent, dans le même ordre d’idées, une typologie des services aux entreprises selon que la prestation est plutôt tournée vers le faire (donc banale, c'est-à-dire requérant des échanges d'informations codifiables) ou vers le conseil (donc plus haut de gamme, nécessitant des 'informations plutôt tacites), ainsi qu’en fonction de la fréquence du recours, qui traduit si une prestation est ou non fréquemment externalisée (graphique I-6). Les services aux entreprises que nous prenons en compte dans ce travail (cf. introduction générale) peuvent ainsi, pour la plupart d’entre-eux, être classés selon trois catégories : ceux qui sont purement tournés vers le conseil, ceux qui ont à la fois une composante de conseil et une composante de faire, et ceux qui consistent uniquement en une prestation de faire (tableau I-2). J. Gadrey [1994] distingue quant à lui entre quatre catégories de services 46 , sur la base du degré de participation du client et du niveau de contrôle qu’a ce dernier sur le processus. Les services aux entreprises correspondent aux cas III et IV (graphique I-7). Cette analyse complète les précédentes : elle sépare ainsi d’un côté les activités qui ont une logique de “ sous-traitance sur mesure ”, dont font partie par exemple le nettoyage, la sécurité, la comptabilité ainsi que l’intérim, pour lesquelles le client est capable de contrôler le processus, et de l’autre côté les services à forte dominante conseil, qui exigent des interactions fortes entre le prestataire et le client, et donc, on peut le supposer, des rencontres fréquentes. Pour résumer, il apparaît que la recherche de proximité est a priori importante lorsqu’il s’agit d’activités sensibles aux coûts de transaction et/ou qui ne peuvent pas être standardisées, car elles requièrent des redéfinitions fréquentes, donc un accès facile et rapide à l’information et plus généralement à des ressources spécifiques : cela concerne plutôt des prestations de haut niveau, ce qui peut expliquer qu’elles aient intérêt à se localiser dans le centre historique, du moins tant que les pôles n’ont pas atteint un certain “ niveau ” en termes d’offre de services aux entreprises. D’ailleurs, dans le modèle de J.M. Clapp, l’introduction de ce type de différenciation - services de haut niveau versus services banals - permet d’expliquer que les activités ayant des prestations haut de gamme ont plutôt tendance à rester dans le CBD ou à proximité. En revanche, les services plus banals ont une plus forte incitation à se délocaliser, et plus précisément à aller s’implanter dans ou à proximité d’un pôle secondaire, puisque ce dernier peut satisfaire la plupart de leurs besoins de contacts. Ces réflexions mettent finalement en avant le fait qu’un élément essentiel dans l’analyse des services aux entreprises, et précisément de leur spatialisation, concerne la nature de la relation de service. Nous utiliserons par la suite ce terme pour désigner les caractéristiques de la relation entre le prestataire et ses clients, en termes de coûts de communication et de degré de participation des seconds à la définition voire même à la réalisation de la prestation.

Tableau I-1 : Classification des services aux entreprises de haut niveau en fonction de la sensibilité de la prestation à la distance et des possibilités de standardisation
    sensibilité de la prestation à la distance
    modérée forte
possibilités de
standardisation
de la
prestation
modérée informatique
ingénierie architecture
comptabilité
 
  faible   publicité
Source : d’après Esparza, Krmenec, 1994, 59
Tableau I-2 : Classification des services aux entreprises selon le type de prestation (conseil ou faire)
Tableau I-2 : Classification des services aux entreprises selon le type de prestation (conseil ou faire)
Tableau I-2 : Classification des services aux entreprises selon le type de prestation (conseil ou faire)
conseil conseil + faire faire
activités juridiques
conseil
publicité
études techniques études informatiques
réalisation de logiciels
nettoyage
comptabilité
secrétariat, traduction
Source : d’après Barcet, Bonamy, 1993
Graphique I-7 : Classification des services selon le niveau de participation et de contrôle du processus par le client
Graphique I-7 : Classification des services selon le niveau de participation et de contrôle du processus par le client

Notes
44.

Ce terme a été introduit par E. Langeard et P. Eiglier [1988].

45.

Ce travail prend en compte le secteur des services aux entreprises mais aussi celui du transport.

46.

Il s’agit à la fois de services aux ménages et de services aux entreprises.