Primauté de l’émotion : aspects temporels et indépendance 

Les relations entre émotions peuvent être étudiées selon différentes façons. Certains psychologues s’intéressent à la dépendance des systèmes affectif cognitif l’un par rapport à l’autre. La question de savoir si l’affect est traité de façon primaire ou pas est également posée. Pour Zajonc (1980, 1984) il y a distinction entre système affectif et système cognitif. Ils sont séparés et relativement indépendants. D’après lui, la réaction affective ne nécessite pas obligatoirement une phase préalable d’évaluation cognitive. Les arguments qu’énonce Zajonc en faveur de sa théorie sont que (1) les réactions affectives se produisent plus rapidement que les événements cognitifs et (2) les réactions affectives jouiraient d’une primauté aux plans phylogénétiques et ontogénétiques. Ces propriétés apparaissent suffisantes à Zajonc pour conclure à l’indépendance du système affectif par rapport au système cognitif.

Pour renforcer sa théorie, il utilise des données illustrant l’effet de familiarité : les sujets tendent à préférer des stimuli anciens à des stimuli nouveaux (Zajonc, 1968). Cet effet pourrait résulter des changements cognitifs qui permettent la reconnaissance des stimuli déjà présentés. Kunst-Wilson et Zajonc (1980) montrent que cette préférence peut se manifester tout autant pour des stimuli anciens qui ne peuvent être reconnus, les sujets montrant alors une performance différente selon qu’ils posent un jugement de reconnaissance (cognitif) ou de préférence (affectif). Les auteurs en concluent que ces stimuli ont été traités par deux systèmes distincts, l’un affectif, l’autre cognitif, d’où la démonstration d’une indépendance des mécanismes affectifs et cognitifs (voir figure 5).

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Figure 5. La primauté de l’affect selon Zajonc (1980). Les traitements affectifs sont plus rapides et relativement indépendants par rapport aux traitements cognitifs.

Lazarus (1982, 1984), s’oppose aux idées de Zajonc. Ses positions rejoignent une famille de théories de l’émotion basées sur l’évaluation cognitive des stimuli. Le rôle de cette évaluation est de servir d’intermédiaire entre l’individu et son environnement. Ainsi, Lazarus propose un modèle basé sur l’évaluation cognitive primaire des stimuli. Pour lui, il y a un primat de la cognition . Le traitement cognitif à l’origine de l’émotion n’est pas une opération mentale complexe mais une sorte d’appréhension globale sous forme d’une impression. L’impression est donc le facteur initial. Selon Lazarus, le phénomène se déroule en 3 étapes : (1) évaluation globale et rapide de l’environnement qui est catégorisé comme positif, dangereux ou neutre, (2) les sujets font une analyse plus fine et intègrent dans ce traitement cognitif des données plus fine, (3) réévaluation de la situation, il y a modification des résultats des deux premières évaluations (apraisal). C’est donc l’évaluation globale et rapide qui est à l’origine de l’émotion (voir figure 6 pour une illustration de cette théorie).

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Figure 6. La primauté de la cognition selon Lazarus (1982). Les traitements cognitifs accompagnent les traitements affectifs.

Ainsi, deux éléments distinguent Zajonc de Lazarus : (1) la primauté de l’affect par rapport à la cognition, (2) l’indépendance de l’affect par rapport à la cognition. D’autres chercheurs ont abordé la question de la séparation des deux systèmes d’un point de vue physiologique.

La proposition que les traitements affectifs et cognitifs, bien que continuellement en interaction, soient indépendant à la base a reçu un appui important. Par exemple, la séparation entre les processus affectifs d’une part et de reconnaissance et de catégorisation d’autre part est suggérée par des cas de prosopagnosie (PA). En fait, les patients PA sont caractérisés par une incapacité à reconnaître des visages de personnes avec lesquels ils étaient familiers. De façon intéressante, cependant, plusieurs études ont démontré que les patients PA généraient une élévation de la conductance de la peau quand on leur présentait des visages de personnes qu’ils connaissaient avant l’accident mais qu’ils n’arrivent plus à reconnaître (Tranel & Damasio, 1985). Comme dans le phénomène de simple exposition (Kunst-Wilson & Zajonc, 1980), les patients PA manifestent une réaction affective positive à la familiarité sans reconnaissance consciente. Un pattern opposé entre affect et cognition est visible après une amygdalectomie qui résulte d’une cécité psychique, ou syndrome de Klüver-Bucy. Ces auteurs ont découvert qu’après une lobectomie antérieure bilatérale, des singes cessent d’être perturbés par des stimuli qui étaient auparavant menaçants. Cependant, ces animaux peuvent être entraînés à réaliser des discriminations parmi des stimuli non familiers sur la base de leurs caractéristiques physiques telles que la taille, la forme et la couleur (LeDoux, 1992). Certaines données électrophysiologiques plaident également en faveur d’une dissociation entre affect et cognition (Cacioppo & Gardner, 1999). Crites et Cacioppo (1996) soumettent des sujets à des évaluations affectives et cognitives : les patterns électrophysiologiques sont différents entre les deux types d’évaluations.

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Figure 7. Modèle de Le Doux de l’émotion. Les stimulations sensorielles peuvent être dirigées à la fois vers le cortex et directement vers l’amygdale pour une réaction émotionnelle plus rapide.

Une voie convergente finale des recherches en neuroanatomie révèle des données soutenant non seulement l’hypothèse de l’indépendance de l’affect mais également la primauté de l’affect (Zajonc, 1980, 1984). Après avoir pré-traité le stimulus, l’appareil sensoriel se projette sur le thalamus et de là vers les aires sensorielles du néocortex. Cette vue est en accord avec la théorie cognitive de l’apraisal de Lazarus (1982), qui voudrait que les réactions émotionnelles dépendent de l’activité du néocortex. LeDoux et ses collègues (Armony, Servan-Shreiber, Cohen & LeDoux, 1997 ; Ledoux, Iwata, Ciccheti & Reis, 1988 ; LeDoux, 2000) ont trouvé une voie directe entre le thalamus et l’amygdale composée d’une seule synapse. Cet accès direct partant du thalamus vers l’amygdale permet à l’amygdale de répondre plus rapidement à un événement sensoriel que ne le fait l’hippocampe, cette dernière structure étant séparée du thalamus par plusieurs synapses. La figure 5 montre que certains des trajets neuronaux impliqués dans le traitement de l’émotion contournent les aires corticales qui participent au traitement cognitif (figure 7).