Effet de l’émotion sur la cognition

Dans le domaine des études des relations entre cognition et émotion, certains se sont intéressés aux effets des émotions sur la cognition et en particulier sur la mémoire, le jugement ou les activités perceptives. Tulving (1969) montre que des mots connotés émotionnellement peuvent influencer le rappel d’une liste de mots. En effet, dans une tâche de rappel libre de listes de mots, en insérant des noms célèbres dans certaines positions, Tulving observe un effet d’amnésie rétrograde dans la mesure où le mot qui précède le nom célèbre est moins rappelé. Ces résultats ont été confirmés par d’autres expériences (Saufley & Winograd, 1970; Ellis, Detterman, Runcie, McCarver & Craig, 1971; Detterman & Ellis, 1972). Récemment, Angelini, Capozzoli, Lepore et Grossi (1994) ont confirmé ces résultats et montré un effet rétrograde mais également antérograde.

En utilisant un paradigme expérimental nommé amorçage affectif, Murphy et Zajonc (1993) ont montré que des stimulations affectives (positives et négatives) présentées pendant un temps très bref pouvaient influencer les jugements de stimulations cibles neutres. Leur résultats confortaient également dans le même temps le modèle de Zajonc (1980, 1984), car les auteurs font l’hypothèse que les stimulations affectives pourraient influencer nos comportements sociaux et cognitifs en activant de façon automatique et spontanée le système affectif, sans intervention de la cognition.

L’intérêt pour les études sur les effets des états affectifs (positifs et négatifs) sur le comportement et la cognition a subi une évolution croissante ces dernières années. L’approche qui consiste à décrire l’émotion en terme d’affect positif et négatif a, entre autres, été développée par les travaux d’Isen (1999) et ses collaborateurs. D’une façon générale, leur travaux indiquent que l’affect positif influence les comportements sociaux et cognitifs, et ces effets ne sont pas forcément opposables à ceux observés quand un individu est dans un état affectif négatif. Ainsi, d’après Isen, on ne peut pas affirmer que les états affectifs négatifs ont des effets inverses des états affectifs positifs. Par exemple, alors que l’affect positif augmente la sociabilité, l’affect négatif ne réduit pas toujours ce comportement. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. Tout d’abord, les structures des affects positifs et négatifs ne sont pas similaires. Par exemple, selon Isen, il y a 3 affects de base distincts qui sont considérés comme négatifs (colère, peur et tristesse, et il est à noter que le dégoût n’apparaît pas dans cette liste) et seulement un seul qui est considéré comme positif (la joie). La seconde raison semble être le « contenu cognitif » associé à chaque type d’affect : l’affect positif apparaît comme étant plus vaste, plus intégré et largement organisé (Isen, 1985), alors que l’affect négatif est plus limité et discrètement organisé.

Allant dans le même sens, Ashby, Isen & Turken (1999), suggèrent également que les affects positifs et négatifs ne sont pas des états diamétralement opposés. Pour affirmer cela, les auteurs se basent sur une théorie qui mérite d’être exposée brièvement. D’après eux, un état affectif positif est associé à un niveau de dopamine élevé. Ainsi, si les affects positifs et négatifs sont opposés, alors on devrait observer un taux de dopamine bas quand le sujet est dans un affect négatif. Cependant, la réduction du niveau de dopamine est généralement observée lors d’un trouble appelé anhédonie (Loas & Pierson, 1989, 1996, pour un explication de cette pathologie qui correspond à une perte de la capacité à éprouver du plaisir), plutôt que pendant l’affect négatif. Un autre argument permet aux auteurs de postuler une asymétrie des affects positifs et négatifs : les événements produisant l’anxiété et le stress, qui sont a priori inducteurs d’états affectifs chez les humains, augmentent le niveau de dopamine dans certaines régions cérébrales. Ainsi, même s’il est certain que l’émotion peut influencer la cognition, l’effet produit par un état affectif négatif sur un comportement social ou cognitif n’est pas forcément opposable à l’effet produit par un état affectif positif sur ces mêmes comportements.

Enfin, il est à noter que certains chercheurs tentent d’étudier les réseaux neuronaux responsables des effets des émotions sur la cognition. En effet, Rolls (1999) s’intéresse à la façon dont les états affectifs sont produits dans le cerveau, et comment ils peuvent influencer nos comportements cognitifs et sociaux. Rolls suggère que quel que soit le souvenir, une partie du contexte est toujours stockée en mémoire. Certaines régions de l’hippocampe sont capables de relier différentes cooccurrences, incluant des informations relatives à l’état émotionnel qui atteignent certaines régions du cortex entorhinal comme l’amygdale. Il apparaît que le rappel d’un souvenir est meilleur dans de tels réseaux neuronaux.

Une autre preuve des effets des émotions sur la cognition est fournie par l’équipe de Damasio. Ces chercheurs proposent d’expliquer comment l’affect peut modifier certains traitements cognitifs comme la prise de décision ou le raisonnement. Leur théorie est basée sur un test neuropsychologique développé par Bechara et al. (1994).

Ce test a pour vocation d’explorer les stratégies de prise de décision de sujets fronto-lésés. Il met en oeuvre des punitions, des récompenses, fait appel à des valeurs monétaires et donne la possibilité aux sujets - ou aux patients - de faire des choix. Les sujets sont installés devant quatre paquets de cartes retournées. La durée du jeu est de 100 essais, élément dont les sujets n’ont pas connaissance. A chaque essai, ils doivent retourner une carte de l’un des quatre paquets. Chaque carte retournée est l’occasion pour le joueur de gagner, ou au contraire de perdre, une certaine somme d’argent. De plus, deux des quatre paquets ne contiennent que des cartes à forts gains et pertes, alors que les deux autres ne contiennent que des cartes à faibles gains et pertes. Il apparaît que les sujets normaux ont une préférence pour ces dernières, alors que les patients fronto-lésés préfèrent les cartes à forts gains et pertes. Ainsi, contrairement aux sujets normaux, les patients semblent n’avoir aucune crainte de ces paquets à risque, et ce faisant, se retrouvent toujours déficitaires.

Damasio (1994), interprétant cette stratégie, émet l’hypothèse qu’il existe des sortes de signaux d’alarme émanant du corps qu’il appelle ’marqueurs somatiques’, qui avertiraient le sujet, de manière non consciente, lors d’une situation de prise de décision. C’est pourquoi les sujets normaux, qui peuvent utiliser de tels marqueurs, choisissent très peu les paquets à risque élevé. Les patients fronto-lésés ne pourraient pas intégrer de tels signaux et se précipiteraient vers les paquets à forts gains et pertes puisqu’ils ne sont plus sensibles aux pertes importantes. Ceci indique donc que l’émotion ressentie lors d’une perte, peut influencer certains processus cognitifs comme la prise de décision ou la raisonnement.