Introduction et cadre théorique

Parmi les méthodes variées qui s’offrent aux chercheurs pour étudier la représentation et le fonctionnement de l’espace affectif en olfaction, l’enregistrement des changements psychophysiologiques liés aux stimulus peuvent s’avérer être un bon outil. En vision, la nature des réactions psychophysiologiques et leur covariation avec les reports subjectifs sont des indices intéressants (Lang et al., 1993). Dans ces expériences, les réponses physiologiques comme le rythme cardiaque, l’activité EMG faciale (e.g., corrugator et zygomatique), la pression sanguine, la respiration, les mouvements des yeux, la réponse électrodermale et les potentiels évoqués sont mesurés alors que les sujets visualisent des images neutres et émotionnelles. Il est demandé aux sujets d’évaluer des images selon deux dimensions : le plaisir et l’éveil. Ce type de méthode permet de déterminer si des variations systématiques de plaisir et d’éveil (ou leur interaction) sont associées avec des changements systématiques des réponses physiologiques, et si tel est le cas, quelle mesure est sensible à quelle dimension ? D’une autre façon, si l’émotion est organisée primitivement par des états émotionnels discrets, alors aucune relation systématique entre les variations des dimensions émotionnelles et les réponses physiologiques n’est attendue.

Les résultats de cette étude indiquent que la conductance de la peau augmente en fonction de l’état d’éveil (de l’anglais arousal) que procure le stimulus émotionnel, sans tenir compte de sa valence affective. Ainsi, la conductance de la peau pour des stimuli affectifs (agréables et désagréables) est souvent plus élevée que celle provoquée par des stimuli neutres. Ces résultats sont obtenus pour des images et des sons.

De manière différente le rythme cardiaque discrimine les images plaisantes et déplaisantes. Cependant, la covariation dimensionnelle entre valence affective et rythme cardiaque est relativement moins marquée que celle obtenue avec l’activité faciale EMG. En effet, des contractions significatives du muscle corrugator supercilii (responsables de l’abaissement et de la contraction des sourcils, voir Ekman & Friesen, 1986) apparaissent quand les sujets visualisent des images évaluées comme désagréables. Les changements sont moins importants pour des stimuli neutres et encore moins pour des stimuli agréables. Ainsi, plus les évaluations sont désagréables et plus l’activité du muscle est augmentée. Si l’on étudie la covariation entre évaluations hédoniques et l’activité du muscle corrugator, on obtient une fonction presque linéaire.

En vision, il a été démontré que les dimensions de plaisir et d’éveil peuvent expliquer à elles seules le fonctionnement et l’organisation de l’espace affectif. Cet espace affectif expliquerait deux types de comportements : l’approche et le retrait par rapport à des stimulations externes. En effet, récemment, une équipe américaine de l’Université de Floride (Lang et al., 1998b) a fourni des preuves convaincantes en faveur de cette théorie biphasique (approche/retrait) de l’émotion, ce qui ne va pas dans le sens d’une organisation émotionnelle de base comme le suggèrent Ekman et Friesen (1978, vu en introduction).

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Figure 32. Représentation de l’espace affectif en vision. Chaque point correspond à une image provenant du système international d’images affectives (IAPS, Lang et al., 1998b). Les coordonnées des images dans le plan sont le plaisir et l’éveil. Les images déplaisantes sont illustrées par des ronds foncés, et les images désagréables par des triangles gris.

Les auteurs ont collecté un ensemble d’images décrivant une gande variété d’objets, d’événements et de situations, avec comme objectif de fournir un ensemble standardisé de matériels pour l’étude de l’émotion. Cet ensemble a été présenté à des sujets qui devaient fournir deux types d’évaluations sur des images : (1) une évaluation affective (de 1, pas du tout plaisant, à 9, extrêmement plaisant) et (2) une évaluation de l’éveil émotionnel (arousal en anglais, de 1 pas du tout éveillant, à 9 extrêmement éveillant). Les résultats sont illustrés figure 32. Chaque point de la figure correspond à une image dont les coordonnées sont l’éveil et la plaisir (valence hédonique). La forme en boomerang de cet espace est similaire pour des ensembles de mots (Bradley & Lang, 1999a), de sons (Bradley & Lang, 1999b) ou même de la musique instrumentale (van Oyen Witvliet & Vrana, 1996) suggérant une organisation commune pour ces stimulations perceptives. En considérant la figure 32, les droites de régression illustrent l’activation dans les systèmes sous-tendant (hypothétiquement) les comportements appétitifs et défensifs. Quand l’activation dans chaque système est minimale (donc ni plaisant, ni déplaisant), l’éveil correspondant est bas, et les événements associés sont souvent catégorisés comme étant « non émotionnels » ou « neutres ». Dans ce cas une faible quantité d’énergie est nécessaire lors d’une telle réponse comportementale minimale. Quand l’activation dans le système défensif augmente (les stimuli sont évalués plus désagréables), l’éveil augmente aussi, ce qui est le signe d’un besoin métabolique nécessaire pour les comportements de retrait ou de défense. De manière similaire, l’augmentation de l’activation dans le système appétitif est associée avec une augmentation de l’évaluation de l’éveil, reflétant une énergie allouée pour des comportements impliquant l’approche et la consommation. Ainsi, la forme de l’espace affectif fournie par les études de Lang et al. est en faveur d’une organisation fondamentale biphasique de l’émotion avec des systèmes de base d’approche et de retrait. Il apparaît clairement que les affects négatifs s’accompagnent d’un niveau d’éveil émotionnel plus important que les affects positifs soit disant «symétriquement opposés» et engendrent donc des comportements plus ’motivés’. Ce dernier résultat pourrait expliquer en partie, pourquoi les états affectifs négatifs induits par des odeurs désagréables ont ’plus d’effet’ sur certains processus cognitifs (voir expérience 3 du chapitre 1), par rapport aux affects positifs induits par des odeurs agréables. Il reste cependant à montrer que l’espace affectif en olfaction est organisé de façon similaire. Ce sera un des objectifs de ce chapitre.

Les corrélats entre réponses faciales et autonomes d’une part, et dimensions des odeurs (surtout perceptives et affectives) d’autre part ont été largement étudiés aussi. Dans la modalité olfactive, les odeurs provoquent des réactions neurovégétatives. Plusieurs expériences indiquent que la réponse électrodermale est sensible aux odeurs (Van Toller, Kirk-Smith & Wood, 1983 ; Warrenburg & Schwartz, 1988 ; Robin, Alaoui-Ismaïli, Dittmar & Vernet-Maury, 1999). L’amplitude de la réponse électrodermale (RED) serait fonction de la concentration de l’odorant : des odeurs faiblement détectables par les sujets engendrent une RED, moins importante que la même odeur à une concentration facilement détectable (Uryvaev, Golubeva & Nechaev, 1986).

Des études récentes indiquent également que la réponse électrodermale peut être un indice pour la tonalité hédonique des odeurs. Il a été montré que les odeurs les plus désagréables (selon les sujets) provoquaient une résistance (paramètre inverse de la conductance) de la peau plus longue en latence par rapport à celle engendrée par des odeurs agréables (Alaoui-Ismaïli et al. 1997a). A la suite de cette étude, la même équipe de chercheurs a reproduit ces résultats en enregistrant cette fois la durée de la perturbation ohmique : la durée est plus longue pour les odeurs désagréables que pour les odeurs agréables (Alaoui-Ismaïli et al., 1997b).

Les résultats d’une étude de Braüchli et al. (1995), indiquent que : les odeurs désagréables provoquent une augmentation de la conductance de la peau, alors que la réponse électrodermale provoquée par les odeurs agréables n’est pas différente de celle qui est obtenue après une stimulation par l’air ambiant. Ainsi, les études précédemment citées indiquent que les variations de réponses électrodermales peuvent être expliquées par des variations de concentration et de tonalité hédonique.

Concernant le rythme cardiaque, l’effet des odeurs sur le rythme cardiaque est couramment utilisé lorsque l’on s’intéresse aux effets relaxants et stimulants des odeurs. Il a été montré que l’odeur de citron augmentait le rythme cardiaque par rapport à la rose, ce qui indiquerait que le citron aurait des effets stimulants alors que la rose aurait des effets relaxants (voir Manley, 1993 pour revue).

D’autres études se sont intéressées à l’effet des odeurs sur le rythme cardiaque, alors que des sujets effectuaient une tâche nécessitant une certaine attention de leur part (Kikuchi, Yamaguchi, Tonida, Abe & Uenoyama, 1992). La décélération du rythme cardiaque qui est souvent observée avant un stimulus impératif est supposée refléter un traitement d’anticipation et d’attention. Des odeurs qualifiées de stimulantes (citron) devraient activer ce processus, alors que des odeurs qualifiées de relaxantes (rose) sont supposées exercer un effet inverse. Les résultats de leur étude confirment bien les hypothèses : le citron augmente davantage que la rose la décélération cardiaque survenant avant l’arrivée d’un stimulus impératif.

Ainsi, d’après ces recherches, le rythme cardiaque peut être un indice servant à qualifier une odeur comme étant stimulante ou relaxante.

On peut également s’intéresser à la modulation du rythme cardiaque par des odeurs agréables et désagréables. Même si certaines études ne montrent aucune différence entre le rythme cardiaque provoqué par des odeurs agréables et désagréables, d’autres indiquent que les odeurs désagréables ont tendance à provoquer une accélération du rythme cardiaque, alors que les odeurs agréables tendent à le ralentir (Braüchli et al., 1995 ; Alaoui-Ismaïli et al., 1997a, 1997b). Cependant, l’étude de Ehrlichman et al. (1997) a montré des effets des odeurs désagréables sur le rythme cardiaque (élévation), alors que les odeurs agréables n’avaient aucun effet.

Les réactions faciales liées aux odeurs ont également été étudiées. Steiner (1979) présente des résultats qui indiquent que des réponses faciales typiques émergent en réponse à des stimuli chimiosensoriels plaisants et déplaisants. Dans ces études, les stimuli plaisants évoquaient des réponses faciales qui pouvaient être assimilées à des sourires (principalement déterminés par les muscles de la joue), alors que les stimuli déplaisants évoquaient des réponses faciales de dégoût. Ainsi, les odeurs agréables évoqueraient des états émotionnels plaisants, conduisant à une évaluation hédonique positive et par conséquent un sourire, alors que les odeurs désagréables augmenteraient la tonalité hédonique négative et conduiraient à une émotion de dégoût.

Ces réponses faciales liées aux odeurs ont également été étudiées chez le nouveau-né. Dans une étude récente, Soussignan, Schaal, Marlier et Jiang (1997) montrent que les réponses faciales de dégoût provoquées par des odeurs chez des nouveau-nés sont plus nombreuses quand le stimulus est désagréable. Cependant, bien que ces données suggèrent une prédisposition précoce à traiter la signification affective des stimuli, les auteurs n’en concluent pas pour autant que les nouveau-nés sont capables de discriminer la valence hédonique des odeurs établie par des sujets humains adultes.

Même si les données de Steiner indiquent une relative corrélation entre réactivité faciale et tonalité émotionnelle olfactive, certaines données indiquent des résultats qui ne vont pas dans le même sens. Une étude de Gilbert, Fridlund & Sabini (1987) a testé l’hypothèse selon laquelle des patterns d’actions faciales automatiques accompagnent la perception hédonique des odeurs. En prenant comme référence un système de codage d’action faciale, dit FACS (Ekman & Friesen, 1978), ils ont montré que les sujets de leur expérience montraient très peu de réponses faciales liées aux odeurs quand ils les sentaient hors de la présence d’un expérimentateur. Les auteurs contestent donc l’hypothèse selon laquelle il existe des réflexes faciaux-olfactifs qui refléteraient automatiquement les évaluations hédoniques des odeurs. D’après eux, les réponses faciales sont nécessaires à la communication et par conséquent sont sous le contrôle de commandes sociales.

En résumé, ces études indiquent une corrélation faible ou nulle entre les évaluations hédoniques et les réponses faciales à des stimuli olfactifs, spécialement quand les sujets sentent les odeurs hors de la présence de l’expérimentateur. Il est cependant possible que des réponses faciales existent en périphérie, sans être détectées visuellement par les juges : des potentiels d’actions musculaires qui sont trop faibles ou trop bref pour produire un mouvement facial visible, mais enregistrable par l’électromyographie faciales (EMG). On disposerait là d’un indice d’activation émotionnelle périphérique. Des données convergentes de différents laboratoires indiquent que l’activité EMG issue des régions des sourcils (M. corrugator supercilii) augmente quand les sujets sont confrontés à des stimulations visuelles désagréables. A l’opposé, il est démontré que l’activité EMG sur les régions musculaires de la joue (M. zygomatic major) augmente après la présentation de stimulations plaisantes. C’est ainsi que Janckë et Kaufman (1994) ont enregistré l’EMG sur différentes régions faciales en réponse à des odeurs agréables, neutres et désagréables. Les auteurs ont également pris en compte un facteur social qui consistait à contrôler la présence conjointe de l’expérimentateur et du sujet pendant la session expérimentale. Janckë et Kaufman faisaient l’hypothèse que si les sujets sentaient les odeurs alors qu’une autre personne les regardait, ils généreraient des réponses faciales qui seraient informatives pour le receveur. Pour étudier cette question, les auteurs ont réalisé 2 expériences. Dans la première étude, les sujets sentaient les odeurs dans une pièce, sans la présence d’un expérimentateur, alors que dans la seconde étude, un expérimentateur était présent. Les principaux résultats de cette expérience sont les suivants : (1) il n’y a pas de corrélation nette entre les évaluations de valence hédonique des odeurs et les réponses faciales EMG ; (2) les odeurs plaisantes n’évoquent pas de sourire quand les sujets les sentent en privé ; (3) quand les sujets sont seuls, les odeurs désagréables fortement concentrées évoquent des réponses faciales EMG semblables à celles principalement impliquées dans les réponses faciales de dégoût ; (4) quand les sujets sentent des odeurs agréables et sont confrontés à la présence de l’expérimentateur, ils manifestent plus de réponses faciales semblables au sourire par rapport aux sujets effectuant le test seul ; (5) quand les sujets sentent des odeurs désagréables et sont confrontés à la présence de l’expérimentateur, ils manifestent encore plus de réponses faciales semblables au dégoût par rapport aux sujets effectuant le test seul. Ainsi, ces résultats plaident en faveur d’une fonction de communication sociale des réponses faciales, ce qui ne va pas dans le sens de l’interprétation de Steiner (1979) selon laquelle les réponses faciales aux odeurs sont purement la conséquence d’un réflexe émotionnel.