Conclusions générales

Nous avons proposé d’explorer durant cette thèse les réponses affectives aux odeurs, ainsi que leurs influences sur des comportements cognitifs et sociaux particuliers. Plusieurs expériences ont été réalisées, et chacune d’entre elles avait pour objectif de répondre au moins à une question. Ces questions, et certains éléments de réponses fournis par nos études sont les suivantes.

qu’apporte une odeur agréable, et en particulier un parfum, sur les jugements d’autrui ?

L’effet des parfums sur le jugement d’individus féminins photographiés a été observé lors de l’expérience 1. L’étude montre que l’information olfactive peut activer des représentations émotionnelles qui peuvent à leur tour influencer des jugements affectifs sur des stimulations non olfactives. Ainsi, le contenu émotionnel d’une odeur associé avec un autre stimulus comme un visage module l’évaluation affective de ce dernier. Ces résultats sont en accord avec les données de la littérature (Cann & Ross, 1989 ; Freinstein et al., 1997 ; Wriesniewski et al., 1999 ; Todrank et al., 1995 ; Kirk-Smith et al., 1983 ; Kirk-Smith & Booth, 1990).

peut-on mettre en évidence de tels effets à l’aide de l’électrophysiologie humaine ?

Nous avons tenté de mettre en évidence les effets d’odeurs agréables sur les évaluations de visages à l’aide d’indices électrophysiologiques (potentiels évoqués). Diverses études avaient examiné la possible modulation d’une perception visuelle par l’odeur (Grigor, 1995 ; Grigor et al., 1999 ; Sarfarazi et al., 1999, Castle et al., 2000 ; Lorig et al., 1993), souvent avec succès. L’expérience 2 montre qu’une odeur agréable peut induire des variations de potentiels électrophysiologiques évoqués par le visage, alors que les sujets réalisent un jugement affectif sur ce dernier. Cependant, la signification des variations n’est pas claire et reste à préciser.

quelles sont les différences entre effets d’odeurs agréables vs. désagréables sur les jugements affectifs, sociaux et intellectuels que l’on porte sur autrui ?

Dans l’expérience 3, nous avons testé l’hypothèse que la tonalité affective des stimulations olfactives présentées pourrait colorer et moduler nos impressions et jugements. Les résultats montrent que lorsque l’on présente une amorce olfactive désagréable, les évaluations (surtout affective) des visages sont influencées. Ces données indiquent donc une influence de l’affect négatif, induit par l’odeur, sur des évaluations, et plaide en faveur d’un modèle de l’émotion dans lequel les réactions affectives pourraient être immédiate et influencer la cognition (Murphy & Zajonc, 1993).

si les effets sont différents, comment est-ce que ces différents processus (traitement des odeurs agréables vs. désagréables) s’organisent de façon temporelle ?

Les données obtenues à l’issue de l’expérience 4 suggèrent une spécificité du traitement des odeurs désagréables spécialement lors du jugement affectif. En effet, les sujets répondaient plus rapidement à des stimulations déplaisantes qu’à des odeurs plaisantes. Il semblerait donc que les odeurs désagréables soient traitées par un système spécifique, ce qui est en accord avec des études chez l’Homme (Zald & Pardo, 1997) et l’animal (Otto et al., 2000) qui indiquent l’implication de réseaux neuronaux distincts (incluant notamment l’amygdale) lors de la perception d’odeurs désagréables.

dépendent-ils de réseaux neuronaux différents ?

Les hypothèses suggérées par l’étude 4 ont été testées en partie par l’expérience 5. L’étude portait sur la latéralisation du traitement émotionnel dans la modalité olfactive. Les résultats montrent que les odeurs désagréables sont traitées plus rapidement que les agréables quand on les présente en narine droite, elles activeraient plus facilement l’hémisphère droit, et donc le système aversif (qui dépend de réseaux neuronaux sous la dépendance de l’hémisphère droit selon la théorie de Davidson, 2000a). Ainsi, nos résultats indiquent une plus grande rapidité de l’hémisphère droit pour décoder les affects désagréables induits par des odeurs.

comment l’enregistrement des réponses périphériques peut-il nous aider à étudier ces différentes voies de traitement ?

D’une façon générale, les résultats de l’expérience 6 sont en accord avec l’hypothèse selon laquelle les dimensions de plaisir et d’éveil émotionnel sont prédominantes dans l’organisation physiologique et des évaluations subjectives des réactions affectives en olfaction. Ainsi, les dimensions de plaisir et d’éveil sont à différencier en olfaction, de façon similaire à ce qui est fait dans la modalité visuelle (Bradley, 2000) et ce sont des indices périphériques qui permettent de différencier ces deux dimensions : la conductance de la peau est fonction de la dimension d’éveil, alors que celle de plaisir explique les variations de rythme cardiaque.

l’organisation de l’espace affectif en olfaction est-il semblable à celui observé en vision, ou a-t-il des spécificités ?

Grâce à l’utilisation d’un ensemble relativement large d’odorants, les résultats de l’expérience 7 montrent que les dimensions de plaisir et d’éveil peuvent expliquer le fonctionnement et l’organisation de l’espace affectif, comme cela est observé en vision (Lang et al., 1998b). Ainsi, lorsque l’éveil associé aux stimulations est bas, alors l’odeur est généralement évaluée comme neutre. A l’opposé, si l’éveil est élevé, les stimuli sont évalués comme émotionnels et on constate des différences entre stimulations olfactives plaisantes et déplaisantes : les odeurs désagréables ont une force motivante, éveillante, plus élevée que les odeurs agréables. Ces résultats suggèrent (1) une organisation et un fonctionnement de l’affect en olfaction selon deux types de comportements : l’approche et le retrait (Lang et al. 1990), (2) une plus grande force relative du système affectif responsable des comportements de retrait par rapport aux comportements d’approche, dans la modalité olfactive, et (3) que la perception émotionnelle en olfaction n’est probablement pas organisée selon des émotions de bases (Ekman & Friesen, 1978), et si c’est le cas, leur nombre est limité (2 ou 3 : dégoût, joie/plaisir, surprise ?).

Nous avons également montré que les réactions faciales aux odeurs permettaient de distinguer ces dernières selon une dimension de plaisir, mais également d’éveil. Les réponses faciales, enregistrées sur le muscle Corrugator supercilii, reflèteraient l’activité d’un système traitant l’aversion (le retrait), impliqué dans le traitement des odeurs désagréables.

Enfin, l’analyse des données comportementales montre des résultats intéressants. On observe que les odeurs désagréables sont celles qui posent le plus de problèmes quand à l’accès au nom, alors que les odeurs agréables sont celles dont les représentations en mémoire sont les plus activées, et qui sont les mieux identifiées. Une question de cause à effet a été posée : les odeurs sont peu familières et mal identifiées : (1) parce qu’elles sont désagréables, ou (2) donc elles sont désagréables ? Nous avons suggéré que la proposition (1) est probablement la bonne, car comme l’ont montré les expériences 4 et 5, les réponses affectives aux odeurs sont plus rapides que les réponses cognitives.

l’évaluation affective des odeurs (agréables et désagréables) est-elle automatique et spontanée ?

L’expérience 8 devait répondre à la question posée dans l’étude précédente. La question était en fait de savoir si les réponses hédoniques aux odeurs étaient primaires et automatiques, et précédaient les traitements cognitifs. Les résultats indiquent une distinction entre l’émotion et la cognition pour la modalité olfactive, comme pour d’autres modalités (Crites & Cacioppo, 1996). De plus, ils laissent supposer que les réponses émotionnelles aux odorants sont des réponses spontanées, et qu’elles précèdent les traitements cognitifs approfondis qui mènent à l’identification. On peut donc dire que la représentation cognitive de l’odeur en mémoire est peu activée, car l’odeur a été traitée au préalable selon un mode affectif, et comme le système émotionnel a détecté une odeur désagréable, cette odeur paraît moins familière et donc est peu identifiée.

Toutes ces données sont illustrées par la figure 52. Ce résumé inclut les résultats de nos travaux ainsi que des données existantes de la littérature. Lorsqu’une stimulation olfactive (agréable ou désagréable) est présentée dans l’environnement, elle déclenche un certain nombre de traitements qui diffèrent de façon spatiale et temporelle. Ainsi, les traitements perceptifs sont ceux qui demandent le moins de temps, puis prennent place des traitements affectifs et enfin les traitements cognitifs (comme le suggère l’expérience 4). Cependant, cette précocité dans le temps ne doit pas être confondue avec le caractère spontané et automatique des évaluations. Il semblerait que les réponses émotionnelles aux odorants soient des réponses naturelles et spontanées (expérience 8).

Ainsi, la première étape est une pré-catégorisation du stimulus comme étant agréable ou désagréable. A partir de là deux voies sont possibles. La première voie (V1), correspond au traitement d’une odeur désagréable. Comme ce type de stimulation est souvent éveillant, la réaction qui en découle est forte et saillante, provoquant un comportement aversif, de retrait, qui influence le traitement affectif qui s’ensuit (c’est le cas de l’influence des odeurs désagréables sur les évaluations de visages, expérience 3). Lorsque l’odeur désagréable est perçue de manière consciente, la réponse affective envers elle est plus rapide (aussi rapide que celle observée pour une évaluation perceptive, comme le montrent les expériences 4 et 5). De plus, des réactions du système périphérique en découlent : augmentation du rythme cardiaque, de la conductance de la peau (si l’odeur est désagréable et éveillante, expérience 6), et des réponses faciales négatives prononcées (expérience 7). Cette voie serait phylogénétiquement plus ancienne, que celle qui concerne les stimulations agréables. Elle pourrait dépendre de mécanismes que Damasio (1994) nomme les émotions primaires et qui impliqueraient des structures nerveuses spécifiques comme l’amygdale (Zald & Pardo, 1997 ; Birbaumer et al., 1998). De plus, le sujet ayant appris à éviter ce type de stimuli, la lexicalisation de ces derniers serait réduite, ce qui a pour conséquence une faible représentation en mémoire, et donc une moins bonne identification des odeurs désagréables. Cependant, il y a des mauvaises odeurs familières comme l’ail ou le gaz qui échappent à cette règle, car ces stimulations peuvent être correctement identifiées sans difficulté par des sujets humains adultes. Enfin, il est possible que cette voie de traitement implique des réseaux neuronaux qui sont plus sous la dépendance de l’hémisphère droit (expérience 5), comme certains l’observent en vision (Davidson, 2000a).

La seconde voie (V2), concerne le traitement des autres types de stimulations (agréables et neutres). Cette voie implique notamment la perception des parfums. La différence avec la voie V1, est que le « contenu cognitif » des stimulations ayant été plus élaboré, l’odeur est plus lexicalisée, ce qui permet une meilleure identification. On notera également que le niveau d’identification est fonction du niveau de reconnaissance (expérience 7). Les réponses périphériques qui accompagnent cette voies sont observées : rythme cardiaque diminué par rapport à celui provoqué par une odeur désagréable (expérience 6) et réponses faciales beaucoup moins prononcées sur des sites musculaires responsables des émotions de type dégoût. Ces données, en plus des résultats comportementaux, suggèrent que ces stimulations induirait un état positif, qui pourrait influencer des évaluations affectives qui s’ensuivent (expérience 1, pour le cas de l’évaluation affective de visages). Des données électrophysiologiques plaident également en faveur de tels effets (expérience 2).

Nos données démontrent également que si on demande explicitement au sujet de réaliser un autre type de jugement (intensité ou familiarité), alors ces deux hypothétiques voies ne sont plus empruntées : on n’observe plus de différences en terme de temps de réponses (expérience 4), ou de réactions autonomes (expérience 8). Ceci suggère des influences des traitements perceptifs et cognitifs vers les traitements affectifs. Des données similaires sont observées en imagerie PET (Zatorre et al., 2000). Les auteurs observent que les jugements affectifs et perceptifs impliquent des structures cérébrales communes, mais que certaines zones (notamment les aires hypothalamiques) sont spécifiques au jugement affectif.

Ce résumé n’explique bien entendu pas tout. Plusieurs questions restent posées, notamment celle du caractère inné ou pas des réponses aux stimulations aversives. On peut aussi se demander pourquoi certaines odeurs désagréables (ail et gaz) échappent aux règles formulées plus haut. Peut être parce qu’elles sont plus présentes dans notre environnement. Elles ont probablement une valeur signifiante : l’ail comme nécessaire à l’alimentation et le gaz comme un signal de danger. Il est donc nécessaire de reconnaître ces stimulations. Mais, la réponse est sans doute plus complexe, et la question mérite d’être plus approfondie. Les relations entre familiarité et identification doivent être également étayées. La question de l’inhibition des voies de traitement affectives par les évaluations perceptives et cognitives mérite également d’être creusée.

En guise de conclusions nous proposons qu’il y a des influences réciproques entre émotion et cognition dans la perception des odeurs, mais de façon non équilibrée entre les 2 pôles hédoniques. Le modèle ci-dessus décrit deux voies : l’une pour les odeurs désagréables, l’autre pour les autres. La première voie aurait pas ou peu d’interactions avec le système cognitif, conduisant la plupart du temps à un échec dans l’identification. On pourra qualifier cette voie de purement affective. La seconde voie, traite de l’information affective positive et le traitement cognitif peut avoir lieu : le lexique associé aux odeurs agréables est plus vaste et plus varié. Ceci pourrait expliquer la forte variabilité inter-individuelle de la perception émotionnelle des odeurs du côté positif. Cette forte asymétrie est suggérée par des expériences utilisant une approche interculturelle de l’hédonisme en olfaction. Ces dernières indiquent une forte variabilité interindividuelle dans les jugements des odeurs agréables, alors qu’un consensus semble être plus facilement réalisé pour les odeurs désagréables (Schaal, Rouby, Marlier, Soussignan, Kontar & Tremblay, 1998).